Memento Vivere de Sylvain Groud
« Memento mori », disaient les anciens : n’oublie pas la mort, souviens-toi que tu es mortel. Mais la maxime inverse doit être prise tout aussi au sérieux : « memento vivere », n’oublie pas de vivre ! C’est elle qui est censée inspirer la pièce de Sylvain Groud, sur une musique de Steve Reich avec l’adjonction d’une vidéo de Grégoire Korganow. La vie c’est le souffle. Le spectacle commence donc avec la projection sur un écran blanc de l’image de un, deux, trois puis quatre personnages (deux hommes et deux femmes) debout, immobiles, en train de souffler bruyamment. On nous laisse plus que le temps pour contempler cet écran qui ne se remplit que très lentement et ce prologue paraît interminable. Enfin les danseurs que l’on a vus en vidéo apparaissent sur la scène et commencent à se livrer à divers mouvements – tenant plus de la gymnastique que de la danse – sur un bruit de castagnettes. Coordonnés ou pas, comme chaque danseur se livre à ses exercices dans son coin, il ressort plutôt de cette première séquence une impression d’improvisation. À de rares moments, on les voit s’essayer à des mouvements d’ensemble où tous doivent faire la même chose, lancés par l’un d’eux qui claque des mains, des tentatives qui avortent au bout de quelques secondes. Cette première séquence très ennuyeuse s’achève sur le tableau des quatre danseurs soufflant réellement sur la scène comme ils l’ont fait préalablement en image sur l’écran (!) Suit une nouvelle vidéo présentant les mêmes en train de courir (et de souffler !) La deuxième séquence est plus intéressante, à ceci près que la musique fait rapidement mal aux oreilles. L’un des danseurs a quitté ses vêtements pour ne garder que son slip, devenant l’objet sensuel – sinon sexuel – convoité par les deux danseuses, tandis que le quatrième sera le spectateur envieux de leurs ébats. Tout cela se termine par l’image projetée de l’une des danseuses, vue de dos, contemplant la mer.
L’ennui profond que dégage cette pièce tient sans doute pour une part à son histoire trop simpliste. C’est cependant la chorégraphie qui pêche le plus : fruste et répétitive jusqu’à l’écœurement.
Joy d’Hervé Chaussard
L’inspiration, ici aussi, ne manque pas de profondeur (ou de hauteur, comme on voudra). Hervé Chaussard ne fait pas référence à la sagesse des Anciens mais à Spinoza qui distinguait, comme on le sait peut-être, les affects tristes, à bannir autant que possible, et les affects joyeux. De là Joy. Hélas ! on vérifie à nouveau ici que l’ambition intellectuelle, si elle ne peut nuire au succès d’une pièce dansée, n’est en aucun cas gage de succès. Pensez ce que vous voulez, Messieurs, mais donnez-nous une belle chorégraphie ! Et imaginez, faites bouger vos danseurs, forcez-les à se dépasser, à innover, ne les cantonnez pas dans des figures indéfiniment répétées !
Il y a pourtant des différences entre Memento Vivere et Joy qui permettent de préférer celle-ci à celle-là. Si Memento Vivere laisse plutôt l’impression d’un exercice de fin d’étude que d’un travail professionnel, l’absence de tout décorum y est sans doute pour quelque chose. Il ne s’agit d’ailleurs pas nécessairement d’un décor à proprement parler. Dans notre précédente chronique, nous soulignions le contraste entre la salle (peuplée de gens ordinaires, vêtus sans recherche particulière) et la scène. Dans Memento Vivere les vêtements des danseurs se résument à la plus simple expression : pantalon et polo, ou corsage quelconque, ceux qu’ils porteraient au saut du lit. Rien de tel dans Joy où les danseurs (à nouveau deux hommes et deux femmes) sont tous vêtus de costumes noirs qui évoquent l’Espagne de Philippe II, y compris pour l’un des garçons une robe portée sur un ample jupon. Par ailleurs, sans qu’on puisse parler véritablement de décor, au centre du plateau est dessiné une sorte de losange dont les lignes sont couvertes de paillettes qui s’illuminent sous les projecteurs et s’envolent sous les pieds des danseurs. Idem pour la ligne verticale tracée sur la scène à droite (côté cour). Ces paillettes – qui n’étaient pas, apparemment, de la partie lors de la représentation d’où est tirée la photo jointe à notre article – contribuent avec les lumières (les deux sont indissociables) à la beauté formelle de la pièce. A quoi s’ajoute la musique de Bach (la chacone de la partita en ré mineur pour violon seul) tantôt interprétée « en live », tantôt réinterprétée électroniquement avec un accompagnement de galop de cheval fort impressionnant. La pièce est divisée en deux séquences. Dans la première, les danseurs sont tenus par les lignes tracées sur la scène. Dans la deuxième, ils ont allégé leur costume et s’autorisent des écarts. H. Chaussard veut exprimer ainsi l’idée de transformation (mieux vaudrait dire libération) qu’il trouve également chez Spinoza. Ses intentions, encore une fois, ne manquent pas d’intérêt. Sa pièce demeure cependant plombée par la première partie qui n’exprime que trop bien et surtout trop longuement la répétition et la routine. Et si la deuxième partie est certes moins « mécanique », elle ne suffit pas à sauver une pièce qui possède pourtant déjà de nombreux atouts.
La Castiglione de Katia Medici et Coûte que coûte de Roser Montlló Guberna et Brigitte Stein
Ces deux pièces, données un autre soir, peuvent être présentées ensemble, tant elles ont de points communs : pièces intimistes à une ou deux danseuses, chorégraphiées par les danseuses elles-mêmes, ceci pour la distribution, et portant un regard de femme sur les problèmes existentiels par excellence que sont le vieillissement dans le premier cas, la mort inéluctable et le mal de vivre dans le deuxième. Ces pièces diffèrent par contre sur la forme : grave et sophistiquée chez K. Medicis, à dominante comique chez ses deux consœurs.
Rien de plus romanesque que la vie de Virginia Oldoïni, comtesse de Castiglione (1837-1899), qui fut successivement la maîtresse de Victor-Emmanuel II et de Napoléon III et qui fut également l’égérie du photographe Pierre-Louis Pierson. Proclamée dans sa jeunesse plus belle femme de son siècle, elle finit dans une quasi-réclusion, ne sortant de son appartement aux miroirs voilés qu’à la nuit, afin de pas être aperçue des passants dans la décrépitude de sa vieillesse édentée. Katia Medici a cinquante ans ; son visage anguleux commence à porter les stigmates de l’âge. Elle apporte dans cette pièce bien plus que son talent de comédienne et c’est ce qui la rend émouvante. Le choix de la vidéo, sur plusieurs écrans, a dû s’imposer naturellement, connaissant le goût exacerbé de la comtesse pour la photographie. La pièce est émouvante, on l’a dit, en raison de la sincérité de l’interprète qui autorise à passer sur le narcissisme évident de la pièce. Quant à la danse, hélas, il n’y a rien à en dire : rien dans les évolutions de K. Medici sur le plateau ne pouvant passer pour telle…
On n’a pas été beaucoup mieux servi, à cet égard, dans la pièce suivante chorégraphiée et interprétée en duo. Seule Roser Montlló Guberna (née en 1960) est passée par le ballet Preljocaj. Brigitte Seth (née en 1958) vient quant à elle plutôt du cirque comme cela se voit à sa prestation. Leur numéro – car c’est le mot qui convient le mieux ici – évoque celui de deux clowns tristes qui, face au tragique de l’existence, s’en amuseraient et s’en désoleraient à la fois. Le plateau est encombré par des pupitres de musiciens portant une partition, censée représenter chacune – c’est du moins l’interprétation la plus évidente – une vie humaine. On sent que les deux danseuses-comédiennes, également dans la cinquantaine, se sont, à l’instar de K. Medici, personnellement investies dans leur rôle. Leur pièce est très bavarde, au sens littéral du terme : on y parle beaucoup et souvent pour ne rien dire de plus que ce qui a déjà été dit. Quant à la danse, il y en a… un petit peu et très fruste.
Si ces deux pièces 100% féminines ne sont pas complètement ratées, c’est parce que, en dépit de tous leurs manques, elles parviennent malgré tout à créer une émotion chez le spectateur.
Déjà publiés :
« Spectral Evidence » et « La Stavaganza », deux pièces de Preljocaj pour le NYC Ballet »
« Preljocaj fait sa fête »
À venir :
« Quatre danseurs du Ballet Preljocaj présentent leurs recherches »