— Par Selim Lander —
Pour fêter le trentième anniversaire de sa compagnie, Angelin Preljocaj a gâté la ville d’Aix (qui l’accueille depuis 1996 et a confié à Rudy Ricciotti le soin de lui bâtir un lieu, le Pavillon Noir, devenu emblématique de la nouvelle Aix, moderniste. Au programme des réjouissances, Retour à Berratham créé en Avignon et présenté ces jours-ci dans le Grand Théâtre de Provence (GTP) dont la scène possède les dimensions requises ; les deux pièces créées pour le New York City Ballet (dont nous avons rendu compte dans notre précédent billet) ; et, au Pavillon Noir, réparties sur trois soirées, quatre pièces créées par des membres actuels du ballet Preljocaj ainsi que quatre chorégraphies d’anciens danseurs du ballet.
Mais il n’y a pas d’anniversaire digne de ce nom sans champagne et gâteaux. La fête anniversaire elle-même s’est tenue dans le hall-foyer du Grand Théâtre où Preljocaj et ses danseurs avaient convié leurs nombreux amis et quelques-uns de leurs plus fidèles spectateurs. Quand les gens du spectacle organisent une fête, il faut bien qu’il y ait un peu de spectacle. A fortiori quand l’invitation provient de danseurs, on se doute qu’on aura l’occasion de se dégourdir les jambes. Si la part réservée au spectacle fut un peu courte, on se souviendra néanmoins de Natacha Atlas chantant « Happy birthday Angelin » et de la danseuse Kaori Ito dans un extrait de sa pièce Solos qui donnait vraiment envie de voir la pièce dans son intégralité. K. Ito passe en force, exprimant à sa façon cette sorte de violence particulière aux Japonais, celle du seppuku et des kamikazes. Quant au public, il a d’abord enchaîné quelques danses collectives sous la conduite de Christian Ubl, avant de s’ébattre en toute liberté sur la musique de DJ Moulinex. À ce propos, on permettra à un vieux de la vieille de s’étonner, non seulement de la pauvreté de la musique entendue dans les boites de nuit ou dans des soirées comme celle-ci, mais de la mauvaise qualité du son, comme s’il n’était plus besoin aujourd’hui sur une piste de danse que de beaucoup de bruit pour tenter de couvrir la rythmique lancinante des basses. Combat perdu d’avance : en 2015, on ne peut s’attendre qu’à une fête de 2015. Sous cette réserve près, ce fut une très belle fête.
Retour à Berratham
Nous avons déjà dit tout le bien qu’il fallait penser de Retour à Berratham après sa création en Avignon, l’été dernier : la beauté des parties dansées, en particulier par les filles, avec, malgré tout, le regret que le texte (de Laurent Mauvignier), quel que soit son intérêt, soit un peu trop envahissant. On voit bien, certes, le parti d’interrompre la musique, ergo la danse, pour mieux faire passer les mots. L’expérience, déjà tentée à plusieurs reprises par Preljocaj, ne manque pas d’intérêt, même si elle est a priori déroutante pour les amateurs de ballets. Normalement, n’existent que la musique et la danse : c’est au spectateur de coller dessus les mots qu’il veut – s’il le veut – à partir des sensations qu’il éprouve. Ici, c’est l’inverse : le message est explicite et le jeu consiste à apprécier comment le chorégraphe l’a interprété en figures de danse.
Quoi qu’il en soit, nous avons éprouvé plus de plaisir encore qu’en Avignon à écouter/regarder ce Retour à Berratham. Un « jeune homme » revient dans son pays, sa ville (Beyrouth, Bethléem ?) ravagés par la guerre et en proie à la violence. Il est à la recherche de Katja, celle qu’il a aimée et qu’il aime encore, Katja qui a été mariée de force à un autre homme et perdra la vie dans des circonstances tragiques. Les principaux épisodes de cette histoire dramatique sont traduits en tableaux dont certains très forts, comme le mariage de Katia, laquelle apparaît d’abord dans une ample robe noire à crinoline d’où elle sortira entièrement nue, petite chose fragile vouée d’avance au malheur. Et ici la nudité n’apparaît pas comme une concession à la mode. Il faut d’ailleurs souligner la superbe interprétation d’ Emilie Lalande dans le rôle de Katja : sa légèreté et sa blondeur font merveille dans les figures compliquées qu’on lui demande d’exécuter. Parmi les autres scènes les plus fortes, on retiendra par exemple celle de la consommation du mariage, figurée par quatre couples, installés chacun dans une cage dont la jeune épouse ne peut évidemment s’échapper, ou la découverte par le jeune homme du cadavre de Katja dans une carcasse de voiture. Il y a encore d’autres très belles scènes, d’où Katja est absente, comme celle des spectres des femmes assassinées par les soldats, celle de la bagarre entre le jeune homme et le père de Katja, celle du meurtre de « Patron » par son ex-employé Whisky, etc.
Revoir Retour à Berratham sur la scène du GTP, aux dimensions pourtant imposantes, amène à constater une nouvelle fois la difficulté de se produire sur le plateau de la Cour d’honneur d’Avignon. Même lorsqu’on est installé aux meilleures places possibles, celles qui sont souvent affectées aux critiques, de face, ni trop haut ni trop bas, le regard se perd dans une immensité qui se développe dans toutes les dimensions, jusque par-dessus le mur du Palais des papes, démesurément haut au fond de la scène. Même une troupe relativement importante (celle du Retour comporte quatorze danseurs-comédiens), même les nombreuses grilles-cages qui constituent le décor conçu par Adel Abdessemed (avec la carcasse de voiture déjà mentionnée et des monceaux de sacs-poubelles noirs qui se transformeront en projectiles au moment opportun) s’avèrent insuffisants pour occuper tout l’espace. Si Preljocaj a néanmoins réussi le passage par la Cour d’honneur, ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui s’y risquent, on apprécie pourtant davantage le Retour quand il est donné sur une scène à sa mesure.
Déjà publié :
« Spectral Evidence et La Stavaganza, deux pièces de Preljocaj pour le NYC Ballet »
À venir :
« Quatre danseurs du Ballet Preljocaj présentent leurs recherches »
« Prestations mitigées d’anciens danseurs de Preljocaj »