« PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
En Haïti et en outre-mer, les médias ont relaté la mise en ligne prochaine de « PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 et suite à la fermeture des écoles le 19 mars 2020. Prévue pour être accessible en ligne à l’échelle nationale dès la semaine du 13 au 17 avril 2020, cette plateforme n’était toujours pas disponible sur Internet le 27 avril 2020, pas plus d’ailleurs que le site du ministère haïtien de l’Éducation. Pourtant la mise en ligne de cette plateforme avait été annoncée par le ministère de l’Éducation nationale dans son communiqué du 23 mars 2020 et à grand renfort de publicité dans la presse : « Coronavirus : le MENFP compte mettre en place une plateforme numérique pédagogique pour permettre aux élèves de continuer à suivre les cours à distance » (Le National, 26 mars 2020) ; « Covid-19 : mise en place d’une plateforme numérique pour le corps enseignant et les élèves en Haïti » (Alterpresse, 8 avril 2020) ; « La plateforme numérique du MENFP est techniquement prête » (Le National, 9-13 avril 2020) ;« Le ministère de l’Éducation prépare le lancement de la plateforme numérique PRATIC » (Rezonòdwès, 16 avril 2020). Le ministère de l’Éducation, il faut bien le rappeler, n’en est pas à sa première aventure numérique puisqu’en 2015 il annonçait la mise en route d’« Une nouvelle application technologique pour faciliter le succès des candidats au baccalauréat » (Le Nouvelliste, 22 juin 2015). Cette aventure n’a eu aucune suite mesurable ni au plan pédagogique ni au plan technologique et les candidats au baccalauréat n’ont pas vu passer l’ovni annoncé…
Selon Miloody Vincent et David Jeanty, –respectivement directeur de communication et cadre responsable du développement des programmes à l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (UTICE) au ministère de l’Éducation–, la plateforme numérique pour l’enseignement à distance, PRATIC, a été conçue dans le cadre de la mise en œuvre du plan de réponse du ministère face au Covid 19. Elle se veut un apport institutionnel pour la poursuite des activités d’apprentissage scolaire à distance au moyen d’Internet. PRATIC, qui entend « protéger le droit à l’éducation », ne prévoit pas d’interaction élèves-enseignants en ligne –nous reviendrons sur cette dimension essentielle du téléenseignement–, mais le ministère de l’Éducation estime que l’élève pourra s’auto-évaluer au terme d’une activité d’apprentissage. Avec cette nouvelle plateforme, le ministère de l’Éducation se donne pour mission d’accompagner les enseignants, les directeurs d’écoles et surtout les élèves dans l’apprentissage en ligne des connaissances et, tout en affirmant disposer de ressources multimédias pour le préscolaire, le fondamental, le secondaire et le professionnel, il affiche sa volonté de parvenir à assurer la continuité des enseignements durant la pandémie.
Selon le site Rezonòdwès (16 avril 2020), « Pour David Jeanty, cet outil simple, facile d’accès pour tout utilisateur après les formalités d’inscription, répondra aux besoins de chaque niveau d’enseignement avec des contenus appropriés facilitant une progression dans les apprentissages, en plus des cours animés par des enseignants chevronnés et des professionnels du milieu de l’enseignement sur les différents thèmes des programmes du fondamental, du secondaire et du professionnel. Des activités d’éveil seront aussi proposées pour le préscolaire avec un ensemble de ressources pour les tout-petits. »
En quoi consiste donc la formation à distance ? « La formation à distance est un dispositif comportant un ensemble de moyens [mis en œuvre] pour atteindre les objectifs d’un cours ou d’un programme. Ce dispositif permet à une personne d’apprendre de façon relativement autonome, avec des contraintes minimales d’horaire et de déplacement, et avec le soutien à distance de personnes-ressources. » (Comité de liaison interordres en formation à distance, 9 avril 2010.) Cette définition, qui rappelle les exigences pédagogiques du dispositif d’apprentissage qu’est la formation à distance, rejoint celle du Conseil supérieur de l’éducation du Québec qui se lit comme suit : « Dans son avis sur la FAD [formation à distance] dans les universités québécoises, le Conseil supérieur de l’éducation (2015) propose une définition inspirée de celle de l’OCDE qui permet d’inclure ses diverses modalités : « La FAD est une activité qui implique, à un certain degré, une dissociation de l’apprentissage dans l’espace ou le temps. Cela inclut la formation dispensée au moyen des technologies, étant entendu que ces dernières peuvent aussi être utilisées dans la formation en présentiel. » (Voir « Formation à distance, de quoi parle-t-on ? | Notion clé », dans le dossier « Formation à distance en enseignement supérieur », CAPRES 2019. L’on voit ainsi, en amont, que l’enseignement à distance à l’aide d’outils numériques est une entreprise sérieuse, exigeante, qui commande la mise en place d’une infrastructure de téléenseignement aux objectifs clairs et faisant appel à des moyens technologiques et didactiques maîtrisés de la part de l’émetteur, ici le ministère de l’Éducation, ainsi que l’identification des capacités techniques/informatiques indispensables à la réception des contenus pédagogiques chez le récepteur, ici les élèves. Car l’une des questions qu’il faut bien se poser, en Haïti, est la suivante : les 2 210 221 élèves répartis dans les écoles publiques et privées du pays sont-ils outillés pour être les bénéficiaires d’un processus d’apprentissage à distance qu’ils n’ont jamais connu auparavant ? Ont-ils accès à l’électricité, à Internet, à des ordinateurs individuels ou à des tablettes numériques ou à des téléphones portables pour accéder à une formation à distance ? Il y a donc lieu d’examiner le dispositif PRATIC, aux plans de l’accessibilité et du contenu pédagogique, de lier accessibilité et contenu pédagogique à la dimension linguistique de l’apprentissage, et de situer ce dispositif par rapport aux conditions socioéconomiques des récepteurs, les élèves.
Une observation générale préalable doit toutefois être faite : l’annonce de la mise en ligne de la plateforme numérique pour l’enseignement à distance, PRATIC, a suscité en Haïti des réactions allant de la moquerie ouverte à l’indifférence la plus froide, de la consternation au constat d’une fuite en avant et d’une nouvelle opération de maquillage démagogique concoctée par le régime néoduvaliériste du Parti haïtien tèt kale (PHTK) actuellement au pouvoir en Haïti et qui accorde peu de moyens à l’éducation au pays. Ainsi, en ce qui a trait au budget de l’éducation et en réaction au dépôt du projet de loi de finances de l’exercice 2018-2019 au Parlement haïtien –budget qui n’a d’ailleurs pas été voté–, le professeur Josué Mérilien, coordonnateur de l’Union nationale des normaliens haïtiens, s’exprimait comme suit en 2018 : « C’est une action rétrograde, faire passer la part consacrée à l’éducation de dix-sept à onze pour cent est un signe probant du manque d’intérêt des responsables étatiques pour l’éducation. Ils ne font pas de l’éducation leur priorité » (« La part du budget allouée à l’éducation est insuffisante, selon des syndicalistes », Le National, 13 décembre 2018).
Le téléenseignement ou la formation à distance à destination de publics ciblés et restreints n’est pas un phénomène nouveau en Haïti. Ainsi en est-il du dispositif RETEL : créée il y a quelques années par la Maison Henri Deschamps, cette plateforme est « un service de télé-enseignement qui consiste à développer et à mettre à la portée des écoles, des enseignants et des élèves des contenus pédagogiques numériques interactifs de qualité, conçus en Haïti par des Haïtiens pour les enfants du pays. Ces contenus respectent les programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle et sont reconnus par cette institution d’État. » Le Tableau numérique interactif est un autre exemple d’infrastructure dédiée à la formation à distance. « L’expérimentation de l’éducation numerique en Haïti avec l’utilisation du Tableau numérique interactif (TNI) » a débuté il y a plusieurs années. « Depuis août 2010, l’association Haïti Futur a lancé un programme d’enseignement numérique axé sur l’utilisation du tableau numérique interactif (TNI), la création de cours numériques interactifs pour les 3 premières années de l’enseignement primaire et la formation pédagogique des enseignants en vue de répondre à cette problématique. Ce programme [prenant appui] sur l’expérience Sankoré, a été mené avec Haïti Futur, le ministère de l’Éducation nationale haïtien et l’appui de la Fondation de France. » Pour sa part, le « Referentiel de l’enseignant à l’école fondamentale (1er et 2ème cycles) – Programme de formation à distance », date de mars 2013. Il a été mis sur pied par le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN-Monde) qui anime la Fondation haïtienne pour la formation à distance et le développement (FOHFADD) dont l’action est supportée par le Réseau national de centres de ressources (RENACER). Quant à lui, le « Plan d’enseignement numérique à distance », PENDHA, a fait l’objet, le 8 septembre 2010, de la signature à Port au Prince d’une « lettre d’intention par laquelle les maîtres d’ouvrage délégués du projet (ambassade de France, AIRD et AUF) et les partenaires haïtiens (MENFP et universités de la CORPUCA) s’engagent à mettre en œuvre le plan d’enseignement à distance élaboré. Ce Plan retient 5 axes de travail : déploiement d’un réseau d’infrastructures numériques, formation et accompagnement des enseignants et des étudiants à l’utilisation du numérique et à la création de contenus, appui par la recherche à la formation des formateurs, mise en place d’un système automatisé de gestion des cursus (LMD), et création d’un portail détaillant l’offre de formation numérique en Haïti ». En décembre 2012, le PENDHA a inauguré dix sept espaces numériques universitaires à Port-au-Prince et en province et ces infrastructures connectées à Internet sont autonomes au plan énergétique. Par ailleurs plusieurs écoles privées ont mis sur pied des infrastructures limitées d’enseignement à distance, entre autres le Collège Catts Pressoir réputé pour son virage technologique initié il y a quelques années (voir l’article « Crise sociale: Catts Pressoir en mode expérimental et s’ouvre à d’autres acteurs ! », Le National, 24-27 avril 2020) ; c’est également le cas dans les écoles Saint-Louis de Gonzague et au Lycée français Alexandre Dumas, etc. Et fin avril 2020, un nombre indéterminé d’écoles privées ou congréganistes de Port-au-Prince (collèges Marie-Anne, Marie Esther, Saint-François d’Assise, etc.) a mis en route des applications d’enseignement à distance via WatsApp sans que l’on soit renseigné sur leur pertinence. L’impact réel de cette initiative n’est pas connu et l’on ne sait pas non plus le nombre d’élèves qui, disposant éventuellement d’un téléphone portable, est en mesure d’y avoir recours. Dans tous les cas de figure, aucune étude n’a jusqu’ici démontré l’efficience ou l’utilité en Haïti des infrastructures d’enseignement à distance, en particulier en ce qui a trait à leur accessibilité et à leur intégration véritable dans la continuité des apprentissages scolaires.
Signalétique de la plateforme PRATIC
Une évaluation systématique du contenu pédagogique de la plateforme PRATIC devra être faite ultérieurement tant par des spécialistes en mesure et évaluation du domaine de l’éducation que par les enseignants eux-mêmes. Les défis de l’éducation en Haïti sont immenses et rien ne saurait justifier que les 2 210 221 élèves répartis dans les écoles publiques et privées du pays soient l’objet de mesures éducatives irréalistes, cosmétiques sinon démagogiques, édictées à la va-vite et sans tenir compte des conditions de vie réelles des clientèles scolaires. En attendant une telle évaluation systématique, il nous est apparu légitime et utile de consigner, dès maintenant, des pistes de réflexion sur le mode d’une signalétique de la plateforme PRATIC.
Du côté de l’émetteur, le ministère de l’Éducation, il est difficile de croire qu’en si peu de temps –environ un mois–, ses services techniques et pédagogiques aient pu conceptualiser puis bâtir l’infrastructure informatique et installer des contenus pédagogiques couvrant tous les programmes du préscolaire, du fondamental, du secondaire et du professionnel. Même dans des pays tels que le Canada ou la France, qui disposent d’infrastructures informatiques à très grande échelle et d’une ample expertise technique et pédagogique en télé-enseignement, une telle prouesse aurait exigé une plus longue période de préparation et des tests de conformité avant la mise en ligne d’une plateforme éducative sur Internet. D’autre part, le ministère de l’Éducation nationale ne finance et ne gère qu’environ 20% des écoles publiques du système éducatif, alors que la majorité des écoles du pays (80%) est financée et administrée par le secteur privé national et international. Il n’est pas attesté que ces 80% d’écoles suivent les programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale et que, reconnaissant son autorité, elles se plient à l’administration des contenus pédagogiques des programmes officiels de l’éducation nationale. Il n’est pas non plus établi que le ministère de l’Éducation nationale ait une connaissance réelle et méthodique de l’observance de ses programmes officiels dans les 20% d’écoles publiques qu’il finance et administre sur le territoire national ; il ne sait pas non plus à quelle étape de ses programmes officiels se trouvent des écoles aux moyens de fonctionnement fort disparates d’un établissement à l’autre. La faible gouvernance du système éducatif par le ministère de l’Éducation nationale, maintes fois diagnostiquée par des instances nationales et internationales, est donc également un frein à la diffusion à l’échelle nationale de toute plateforme de téléenseignement ou de formation à distance à destination des publics scolaires. Un tel frein se conjugue aux immenses obstacles que constituent l’approvisionnement électrique et l’accès à Internet à travers le pays.
En effet, (…) « la majorité des étudiantes et étudiants, des écolières et écoliers, non seulement n’ont pas accès à Internet, mais encore et surtout à l’électricité, sur le territoire national, en Haïti. » (« Technologie / Covid-19 : la mauvaise connexion Internet, un obstacle à la formation à distance en Haïti, selon le professeur d’université Samuel Pierre », Alterpresse, 7 avril 2020.) Des estimations croisées permettent de confirmer qu’en 2020 environ 70% des 10 millions d’Haïtiens n’ont pas accès à l’électricité. Le rapport du climateinvestmentfund.org, « Le secteur de l’énergie en Haïti et ses nouvelles expériences dans le développement du programme SREP » (2012), rappelle que « moins de 30% des ménages haïtiens ont accès à l’électricité et cet accès, en milieu rural, est faible, en dessous de 5% (40% en milieu urbain) ». Ce très faible approvisionnement en énergie électrique du pays n’a guère changé depuis une cinquantaine d’années en dépit des récentes annonces tonitruantes du président tèt kale Jovenel Moïse : « Les promesses, renouvelées du président Jovenel Moïse, de fournir du courant électrique 24 heures/24, sur toute l’étendue du territoire national, en Haïti, à partir du mois de juin 2019, n’ont pas été tenues, observe l’agence en ligne AlterPresse. Dès l’annonce, qualifiée de « pompeuse », en mai 2017, de parvenir à une réalité d’énergie publique, sans interruption, à compter de juin 2019, beaucoup de (…) citoyens avaient exprimé leur scepticisme sur la possibilité de doter le territoire national en courant électrique public 24 heures sur 24. Au lieu de cela, c’est le black-out 24/24, une rareté de courant électrique public, non disponible un peu partout, dans la capitale, Port-au-Prince, et les villes de province. » (« Les promesses d’électricité 24/24 de Jovenel Moïse non tenues, 24 mois après », Alterpresse, 5 juin 2019). Dans les quartiers dits résidentiels, dans les quartiers populaires, dans les bidonvilles de la capitale et dans les villes de province, les élèves n’ont donc pas accès la plupart du temps au courant électrique qui, lorsqu’il est accessible, est distribué sur de courtes périodes journalières. La mise en ligne de la plateforme numérique pour l’enseignement à distance, PRATIC, dans un tel contexte de raréfaction systémique de l’énergie électrique en Haïti, n’a que peu de chances d’atteindre ses objectifs puisque l’émetteur –le ministère de l’Éducation, lui même souvent privé de courant électrique–, ne sera pas en mesure de rejoindre ses destinataires, les élèves, majoritairement privés d’électricité. En ce qui a trait à l’accès à Internet, les obstacles demeurent majeurs.
L’accès résidentiel et public à Internet –souvent lent, coûteux et instable–, est encore très faible en Haïti, et cette réalité semble masquée, dans certains milieux urbains, par la popularité des réseaux sociaux qui donnent la fausse impression d’une ample généralisation des services numériques et de l’accès à Internet au pays. Selon les données accessibles sur le site journaldunet.com, données en lien avec celles de la Banque mondiale, Haïti comptait en 2010 un total de 836 435 personnes ayant accès à Internet, soit 8,37 % d’utilisateurs par rapport à la population globale du pays. Les données pour l’année 2016 fournies par Wikipedia –source d’information souvent peu ou mal documentée et non crédible–, établissent à 1 326 629 le nombre de personnes connectées à Internet en Haïti, soit 12,23% de la population totale du pays. Pour la région Amérique, Haïti arrive en 21e place sur 35. Le site journaldunet.com laisse entendre qu’en 2011 aucun accès haut débit à Internet n’avait été enregistré en Haïti, mais cette situation a sans doute évolué entre 2011 et 2020 (est considéré comme un accès haut débit un accès à Internet offrant un débit d’au moins 500 kbit/s). Ainsi, Nèt LAKAY, disponible dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, est le nouveau service Internet résidentiel à haut débit de la Digicel mis en service depuis quelques années ; mais le coût de l’abonnement mensuel demeure très élevé puisqu’il se situe entre 50 et 150 $ US. Pour une famille, l’accès résidentiel à Internet coûte donc environ 1 800 $ US l’an, alors même qu’en 2018 le taux de pénétration d’Internet était de 12% au pays selon haititechnews.com citant une évaluation datée de 2016. En 2016, un article du Nouvelliste rappelait avec à-propos le coût élevé de l’accès à Internet en Haïti : « J’ai eu récemment l’occasion de voir une offre de service d’un fournisseur local pour une connexion Internet. La proposition était de 1 500 USD pour 10 mégabits par seconde » (« Des coûts et des douleurs de l’Internet », Le Nouvelliste, 19 août 2016). Les principaux fournisseurs d’accès à Internet en Haïti sont Natcom, Digicel, Access Haïti, ACN, Haïnet et Multilink. Les données disponibles en provenance de ces fournisseurs ne permettent pas de savoir s’ils ont mis en œuvre un quelconque programme d’accès à Internet à coût réduit pour les élèves et les étudiants. Alors même que la connaissance des caractéristiques du marché de l’Internet devrait être un sujet majeur des fournisseurs d’accès et de l’État, aucune étude jusqu’ici n’a dressé le profil des utilisateurs d’Internet en Haïti : s’agit-il d’adultes ou d’enfants, d’individus connectés sur leur lieu de travail, d’institutions étatiques ou scolaires, de compagnies privées (accès institutionnel), d’élèves et/ou d’étudiants (accès au domicile) ? Ces utilisateurs se servent-ils d’ordinateurs de bureau, d’ordinateurs portables individuels, de tablettes numériques ou de téléphones intelligents ? Quelle est la typologie des recherches qu’ils effectuent : s’agit-il de recherches générales ou spécialisées, de connexion aux réseaux sociaux ou de téléphonie avec accès WiFi ? Les utilisateurs se connectent-ils à Internet pour visionner des vidéos, jouer en ligne, regarder des films ou communiquer via Skype ou FaceTime ? Les données disponibles sur le site de l’Observatoire du numérique en Haïti ne fournissent aucune information sur le profil des utilisateurs d’Internet au pays. En revanche, dans le document « Présentation synoptique sur la situation des TIC en Haïti » préparé pour l’Atelier mondial sur les indicateurs d’accès communautaire aux TIC, 16 – 19 novembre 2004, Mexico, il est noté que « L’enquête sur l’interconnexion, menée par le RDDH [Réseau de développement durable en Haïti], a révélé les faits suivants : –clientèle académique 23%, –industrielle 22%, –commerciale (cybercafeś) 19%, –commerciale (petits ISP) 13%. Regroupés à près de 85% à Port-au-Prince (…) les cybercafés sont au nombre de 187 à travers le pays dont 156 dans l’aire métropolitaine (…), 18 dans la région Sud du pays et 13 dans la région Nord. La pénétration des villes de province par les cybercafés est donc faible. Cap-Haïtien (deuxième ville) et Jacmel (cinquième ville) sont les deux villes où il y en a le plus de cybercafés, respectivement neuf et huit. » Il s’agit ni plus ni moins que de « fracture numérique » couplée aux inégalités sociales et économiques en Haïti. Au sujet de la « fracture numérique », l’Unesco a récemment fait part de sa grande préoccupation en ces termes : « Tenus à l’écart des salles de classe par la pandémie de Covid-19, quelque 826 millions d’élèves et d’étudiants, soit la moitié du nombre total d’apprenants, n’ont pas accès à un ordinateur à domicile et 43% (706 millions) n’ont pas Internet à la maison, alors même que l’enseignement numérique à distance est utilisé pour assurer la continuité de l’éducation dans la grande majorité des pays. » (Unesco : « Fracture numérique préoccupante dans l’enseignement à distance », 21 avril 2020.)
Il ressort de ces données d’ensemble que les élèves, en Haïti, ont très peu accès à Internet. Tel que précisé plus haut, la mise en ligne de la plateforme numérique pour l’enseignement à distance, PRATIC, n’a que peu de possibilités techniques d’atteindre ses objectifs puisque l’émetteur –le ministère de l’Éducation–, ne sera pas en mesure de rejoindre ses destinataires, les élèves, privés d’électricité et majoritairement privés de connexion Internet à domicile. De plus, la conception initiale de la plateforme PRATIC est entachée au départ d’une lourde lacune conceptuelle et pédagogique puisqu’elle ne prévoit pas d’interaction élèves-enseignants en ligne. Il s’agirait alors d’un enseignement passif sans possibilité pour les élèves d’interagir avec les enseignants et de progresser sous leur direction en fonction des paramètres habituels de transmission des connaissances. Il y a lieu de rappeler que la formation à distance interactive ou synchrone est une formation où les participants peuvent intervenir immédiatement. Dans une formation interactive, le formateur est directement présent et accompagne les participants durant le processus de formation. Alors même que la plateforme PRATIC est présentée comme devant, selon le ministre de l’Éducation Pierre Josué Agenor Cadet, « protéger le droit à l’éducation », il s’avère que ce droit constitutionnel à l’éducation ne résiste pas aux dures conditions socioéconomiques du pays. Ainsi, l’IIMA – Istituto internazionale Maria Ausiliatrice, rappelle dans l’étude « Le droit à l’éducation en Haïti » datée de mars 2011 ce qui suit : « Avant le tremblement de terre, près de 500 000 enfants en âge d’aller à l’école n’étaient pas scolarisés et 25% des zones rurales ne possédaient pas d’établissements scolaires. De plus, les deux tiers des établissements secondaires et professionnels se concentrent dans les grandes villes et plus particulièrement dans la capitale. Cet état de fait a pour conséquence qu’un grand nombre d’enfants haïtiens, notamment ceux qui vivent dans les zones rurales ou loin des grands centres, ne peuvent jouir de leur droit à l’éducation. De plus, l’accès à l’éducation des enfants issus de familles les plus pauvres est gravement compromis. Souvent ces derniers sont déscolarisés soit parce que les parents ne sont pas en mesure de payer les frais de scolarité soit parce qu’ils doivent travailler pour la survie de la famille. (…) au cours de ces dernières années, les frais de scolarisation ont considérablement augmenté devenant ainsi inaccessibles au plus grand nombre. Les parents ne peuvent plus faire face aux dépenses liées à l’éducation, c’est-à-dire les frais d’inscription, l’achat de chaussures et de l’uniforme. »
Il y a lieu de s’interroger sur la conception initiale de la plateforme PRATIC en ce qui a trait aux langues de l’apprentissage scolaire. S’agira-t-il d’un téléenseignement en français uniquement, en créole uniquement, ou dans les deux langues officielles du pays ? Plusieurs observateurs ont noté avec inquiétude que lors de leurs rencontres de présentation à la presse locale de la plateforme PRATIC, en mars 2020, les deux hauts cadres du ministère de l’Éducation nationale Miloody Vincent et David Jeanty ont complètement passé sous silence la question des langues de l’apprentissage scolaire sur cette plateforme. Or cette question est centrale et de premier plan dans le champ éducatif en Haïti. Avec PRATIC, l’État haïtien va-t-il encore faire perdurer le statu quo quant à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national ? La minorisation institutionnelle du créole dans l’enseignement en Haïti va-t-elle encore être renforcée avec le lancement de la plateforme PRATIC ? C’est sans doute ce qui se profile avec l’annonce de la plateforme PRATIC qui passe sous silence la dimension linguistique de l’apprentissage à distance. En voici deux illustrations, antérieures au projet PRATIC, mais qui témoignent du lourd déficit de vision du ministère de l’Éducation en matière de langues d’enseignement. D’abord le document « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche »; il date de 1999 et a été publié aux éditions Ateliers de Grafopub en 2000. Ce rapport, commandité par le ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des sports (MENJS), comprend des recommandations majeures qui n’ont jamais été mises en oeuvre. Il a été coordonné par le Projet EXENP II grâce à un prêt de la Banque interaméricaine de développement (BID) au gouvernement haïtien de l’époque (voir le texte de Fortenel Thélusma, « Analyse d’une étude commanditée par le MENJS en 1999 : « Aménagement linguistiqueen salle de classe », juillet 2017). Ensuite l’annonce par le ministère de l’Éducation nationale du Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 qui ne comprend pas de politique linguistique éducative (voir nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018) ; « La circulaire de janvier 2019 du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti annonce-t-elle une mesure d’aménagement linguistique ? », Le National, 1er février 2019 ; « Le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien (2e partie) », Le National, 30 décembre 2018) ; « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti », Le National, 10 mars 2020.
Un mois après l’annonce de sa prochaine mise en ligne, le site Haïtilibre, à la suite de l’agence Haïti Press Network, dans un article daté du 25 avril 2020, informe que la plateforme d’enseignement à distance PRATIC est désormais opérationnelle et accessible à l’adresse suivante : https://pratic.menfp.gouv.ht . L’article du site Haïtilibre, « Haïti – Éducation : la plateforme d’enseignement en ligne est opérationnelle », précise que c’est « Pierre Josué Agénor Cadet, le ministre de l’Éducation, qui a présidé la cérémonie de lancement officiel de cette plateforme d’enseignement en ligne le 24 avril 2020. Le ministre Cadet en a profité pour remercier toutes les institutions qui ont (…) apporté leur support à cette démarche, notamment la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement et l’UNICEF. Il a salué aussi les compagnies de téléphone, comme [la] Natcom, qui s’engage déjà à délivrer gratuitement des milliers de cartes SIM aux élèves avec des plans spéciaux et de l’Internet gratuit pour avoir accès à la plateforme PRATIC ». La Natcom n’a pas confirmé publiquement un tel engagement et la contribution financière des institutions internationales n’a pas été dévoilée, pas plus que celle de l’État haïtien.
En dépit de nos nombreuses tentatives de connexion à l’adresse https://pratic.menfp.gouv.ht, nous n’avons pu accéder à la plateforme PRATIC. Le serveur théoriquement dédié à l’hébergement de cette plateforme est « introuvable » et le seul message –en anglais–, que nous avons une seule fois obtenu à l’écran est « User Name / Password / Login », et il est impossible en l’absence d’un explicite protocole de communication initiale de savoir d’où doivent provenir les identifiants informatiques pour se connecter à la plateforme. On imagine aisément l’embarras d’un très rare élève haïtien qui, ayant appris par hasard l’existence de PRATIC, essaie de se connecter à ce dispositif… Il est également impossible d’accéder à la plateforme PRATIC à partir du site du ministère de l’Éducation nationale, www.menfp.gouv.ht, puisque celui-ci est également inaccessible. Ne sommes-nous pas, une fois de plus, en présence du même procédé de mensonge d’État, de bluff cosmétique et de démagogie populiste érigés en mode de gouvernance de l’État –marque de fabrique du parti au pouvoir, le PHTK néo-duvaliériste–, comme on l’a vu avec les promesses, renouvelées mais non tenues depuis 2017, du président Jovenel Moïse de fournir du courant électrique 24 heures/24, sur toute l’étendue du territoire national ?
Montréal, le 27 avril 2020