—Par Élisabeth Godfrid, philosophe
au CNRS, Roland Charlionet, chercheur Inserm et Luc Foulquier (1) Chercheur
en écologie —
Crise climatique, développement social, biodiversité
Avant l’irréversible, l’enjeu du politique par Élisabeth Godfrid, philosophe au CNRS
Dans les tombes d’Homo sapiens, des parures de coquillages. Sous terre, des objets de la vie encore. Le tranchant de la perte, là, comme émoussé, un voile posé sur l’insupportable de la mort. Petit arrangement d’un rituel qui tente d’oublier, de faire oublier ce avec quoi on ne peut transiger : une irréversibilité. Dans l’événement de Charlie, c’est ce voile qui s’est déchiré. L’irréversibilité a resurgi crûment, violemment. Jamais plus Cabu, jamais plus Wolinski et les autres. La foule qui défila en silence, les pancartes « Je suis/Nous sommes Charlie » ont renoué le fil des coquillages, recréant à nouveau, entre les vivants et les morts, le lien du seul commun : une finitude humaine dans la contingence. Ceux qui ont tué ont décidé ce qui, sans consentement, ne peut l’être : l’heure d’une mort, s’octroyant sur l’autre un droit de vie/de mort. La terreur s’y fonde, désir de se rendre maître de l’événement, de capturer l’insaisissable, le mouvement d’une vie, l’« entre » du passage. Cet « entre » que le rituel a tenté de réinsuffler, les « Je suis/Nous sommes Charlie » faisant comme renaître le lien que la terreur a voulu rompre, des vies reliées d’avoir en partage cela même qui les délie : la communauté de la mort.
Le politique s’inaugure dans ce sentiment d’un partage, dans la conscience d’une responsabilité envers lui, où pas un ne peut se substituer à la contingence, provoquant, avançant l’heure d’une mort. User un homme, l’affaiblir, l’épuiser jusqu’à le faire mourir, ou la fin du politique. Ne plus veiller au souffle de l’autre.
Entre les Homo sapiens réunis autour du feu et ceux d’aujourd’hui, un même souci : se mettre ensemble pour être moins vulnérables. Vulnus, la blessure. Homme ouvert, précaire, l’à-venir de son souffle toujours incertain, ne pouvant maîtriser l’événement de l’« entre ». Le passage se fera-t-il ? L’inspire arrivera-t-il ou non ? « Tout mouvement nous découvre », dit Montaigne. Phrase vertigineuse de l’homme qui avance dans le mystère, à découvert. Mouvement passant, toujours sous le sceau d’un « peut-être ». Le politique ne garantit rien, juste donne les conditions de possibilité pour que tous puissent s’élancer vers ce « peut-être ». Code d’Hammourabi : « apporter les règles du droit dans le pays… de sorte que le puissant ne puisse nuire au faible ». Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Une écologie, alors, ne peut être que politique, l’intérêt commun étant l’autre nom d’une politique des coexistences.
Ne pas lutter ensemble contre le réchauffement climatique, ne pas restreindre l’émission des gaz à effet de serre, dépasser les 2° C, reporter toujours plus tard les moyens de les diminuer au nom des « nécessités » de la concurrence, des rivalités de puissance privées et étatiques, avancera l’heure de la mort des espèces les plus vulnérables, humaines et non humaines, condamnées par une terreur moins visible mais tout aussi mortifère : l’indifférence de ceux qui, ne voulant pas renoncer à l’égo-centrement d’un accaparement, se substituent de fait à la contingence, s’autorisant d’être arbitre d’un droit à l’existence. La terreur ici n’a pas besoin de guillotine pour tuer : elle fait mourir de laisser mourir. N’éprouvant pas le sentiment d’un partage, elle départage, cyniquement : ceux qui vivront et mourront un jour, ceux qui mourront non dans l’imprévisible de la contingence mais par des hommes, par leurs choix économiques, visant une politique veillant davantage sur leurs intérêts particuliers que sur l’usure prématurée.
Au bout de ces choix, villes inondées, terres asséchées, famines, violence meurtrière des frustrations et ressentiments, retour en force de ce que Freud appela l’Hilflosigkeit, la détresse, hilflos, sans aide. L’homme ici démuni, non pas d’être né mais d’être abandonné. Millions de migrants climatiques incertains même de trouver refuge.
L’enjeu de la COP21 est une écologie vraiment politique, avant l’irréversible. S’ouvre, par cette réunion des hommes et des États, l’opportunité d’une nouvelle Renaissance, avec d’autres valeurs qui déjà montent, transformant pratiques et relations. Non plus la vision héroïque d’un individu « autonome », métamorphose en son temps féconde de s’être libéré, d’avoir défusionné, prêt à franchir et à s’affranchir, risquant de se refermer sur sa liberté jusqu’à vouloir déréguler pour son propre compte, mais les valeurs d’un individu se vivant interdépendant, solidaire des générations précédentes et à venir, des autres hommes et cultures en diachronie et synchronie. Sentiment de reconnaissance non seulement envers les hommes mais des mondes, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, minéral, végétal, animal, chacun partie prenante dans la complexification croissante. Modifiant alors la notion même « d’environnement » référée encore à un individu en face à face au monde.
La res publica, la chose publique, vit et se renouvelle dans ce sentiment d’un trait d’union de « l’entre », dans la gratitude à l’égard de ce qui a été donné et passé, transmis des uns aux autres. Une économie politique de passeurs alliée à la curiosité, au pouvoir d’imaginer, capable par l’éducation d’inventer d’autres styles du passage : valeurs horizontales, collaboratives, coopératives, ouvrant par un faire inédit à de nouveaux métiers. Ceux des énergies renouvelables, ceux des mondes à venir, inconnus encore. Décider maintenant la transition écologique pour un développement durable soucieux des biens communs serait déjà le pont humain rétif aux prédations et privilèges, continuant à sa manière la nuit du 4 août 1789. La vie ne peut être un privilège.