— Par Barbara Jean-Élie —
L’élection de la CTM, qu’elle se déroule le 13 et 20 juin ou plus tard, mérite que chaque Martiniquais en prenne la mesure. Le vote est non seulement un enjeu conjoncturel, mais un défi majeur pour notre communauté, parce qu’il est l’expression indiscutable de notre volonté de faire société.
Le Fin du Politique1, l’ouvrage de Pierre Birnbaum au menu de la 2ème année de Science Politique dans les années 80, n’aurait pas pris une ride…au contraire ? Les résultats des récentes élections en France et en Martinique reflètent sinon un haut niveau de défiance à l’égard de la politique, du politique ou des politiques, du moins une indifférence grandissante. Ainsi, en 2017, au premier tour des élections législatives de 2017 l’abstention atteignait 51,3% ; 22,23% au 1er tour de la présidentielle de mai 2017. Aux municipales de 2020 : 55,25% (certes dans un contexte de crise sanitaire), mais en croissance continue : en 2014 déjà, le taux d’abstention était de 36,45% au premier tour.
En Martinique, en 2010, lors d’un référendum annoncé comme essentiel sur la création de l’assemblée unique, l’abstention a atteint 64,2%. Pour l’élection de la première CTM en décembre 2015, 58,82% des inscrits ne sont pas allés voter au premier tour et 47,62% sont restés chez eux au second.
Pourtant, voter est un droit, conquis de haute lutte par les citoyens le plus souvent à des moments historiques les engageant dans le mouvement du progrès politique et social.
D’abord réservé à certaines catégories en fonction de la fortune, du sexe ou du statut, le droit de vote s’est étendu dans les sociétés occidentales. Ainsi dans la démocratie athénienne, les citoyens votaient, à l’exclusion des femmes, des esclaves et des métèques (les étrangers). Le suffrage est demeuré censitaire très longtemps : seuls les plus fortunés étaient appelés à voter. Il ne deviendra véritablement universel en France que sous la IIIème République… universel, mais masculin, puisque les femmes n’ont pu voter qu’à partir de 1944.
Aux Antilles et en Martinique en particulier, les esclaves étaient exclus du droit de vote. Devenus citoyens à part entière à l’abolition, ils accèdent à ce droit. L’historien Jean Pierre Sainton souligne comment Schœlcher envisageait le droit de vote accordé aux anciens esclaves comme la clé de voute de la société « régénérée » avec la fusion des Nouveaux Libres dans un même corps social. En ce point, il manifesta au sein de la Commission de l’abolition de mars-avril 1848 qu’il présidait, une forme d’intransigeance qui le fit s’opposer aux autres membres dont Perrinon ou Mestro.
A l’abolition, « au contraire des États-Unis, il n’y eut pas d’éviction des Nouveaux Libres de la citoyenneté commune mais une forme d’instrumentalisation (…) L’égalité politique par le suffrage universel fut le seul moyen que les Nouveaux Libres eurent à leur disposition pour « sortir » de la totalité existentielle de l’esclavage. Ils ne s’en privèrent pas. »2
Le processus fut également long, qui permit plus tard aux Indiens appelés à remplacer la main d’œuvre servile d’accéder à la nationalité et à la citoyenneté : ce fut le combat d’Henry Sidambarom, né en Guadeloupe en 1863 de père et mère indiens (engagés arrivés en Guadeloupe par l’Aurélie en 1854) qui obtint finalement gain de cause en 1923, après 19 ans d’une âpre bataille juridique. La citoyenneté équivalant au droit de payer le prix du sang et à être inscrit sur les listes électorales pour voter.
Le vote qui n’est pas partout admis, est un idéal universel. Ainsi l’article 21 de la Déclaration des Droits de l’homme des Nations Unies dispose que « la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote. »
Voter est un droit « universel » et… un devoir, négligé aujourd’hui par les électeurs Martiniquais, au risque d’une fragilisation de notre système, comme un retour à la case départ, puisque l’abstention aboutit à une forme de « confiscation » censitaire du vote : les études montrent en effet que les catégories socio-professionnelles moyennes et supérieures sont plus mobilisées que les membres des catégories socio professionnelles plus modestes.
Confiscation indirecte encore parce que l’abstention favorise généralement les extrêmes et les partis à forte base militante : les convaincus volent au secours de leur candidat, tandis que les abstentionnistes détournent le regard.
Le « cens caché » du vote3, résiderait dans une forme d’auto-exclusion grandissante de ceux qui disent ne pas s’intéresser à la politique parce que ce serait trop compliqué, réservé à des spécialistes, ou aux hommes politiques eux-mêmes.
Cependant, « Je ne vote pas = je vote quand même = les autres votent pour moi ».
Plus qu’avant le vote est utile, parce qu’il manifeste essentiellement notre volonté de faire société, ensemble. Il témoigne de la croyance commune que le peuple/NOUS, a-vons ensemble le pouvoir de changer les choses. Alors, dans ces conditions, l’abstention manifeste non pas seulement une résignation, mais un renoncement.
L’abstention ne dit pas seulement la défiance envers les politiques (ce qui est largement commenté et mis en avant à longueur de baromètres politiques), mais la méfiance que nous nourrissons les uns envers les autres.
Au-delà, c’est un message adressé à tous les ennemis de la démocratie.
Cette anomie que l’abstention manifeste est en outre du pain béni pour les publicitaires et autre GAFA pour qui les communautés virtuelles ne sont pas seulement des communautés, mais surtout des individus/ consommateurs isolés – non reliés les uns avec les autres par ce fameux contrat social que le vote vient régulièrement vivifier.
En France, l’âge de voter est passé de 30 ans (1791) à 18 ans. Au Brésil, le droit de vote est de plein droit à 18 ans, mais les jeunes de 16 ans peuvent voter s’ils le désirent. Une douzaine de pays offrent cette possibilité aux moins de 18 ans.
Je suis pour ma part favorable au droit de vote dès 16 ans en France, comme le proposent notamment le député Modem du Val d’Oise, David Corceiro, une centaine d’élus et 102 jeunes.
Il me semble qu’une telle mesure serait de nature à cultiver plus efficacement les valeurs et l’intérêt démocratiques et permettrait de contribuer au recul de l’abstention.
Nous aurions pu être nés en Russie, en Afghanistan, en Syrie, à Cuba, aux États-Unis, au Nigeria, en Chine, en Algérie, où les systèmes politiques et les institutions sont différents.
Dans notre système républicain démocratique, ni la famille, ni les églises, ni les syndicats, ni les associations, ni même les partis politiques, les groupes WhatsApp ou encore les comptes Facebook, Twitter ou Instagram … rien ne manifeste avec autant de force que le vote, cette volonté de faire cause commune, cette envie de faire société.
Qu’il soit blanc, jaune, bleu, rouge ou vert, pour ou contre, le bulletin que nous glissons dans l’urne est le seul moyen de manifester de façon indubitable l’attachement que nous avons les uns envers les autres.
Barbara Jean-Elie
5 avril 2021
1Birnbaum Pierre – La fin du Politique- Éditions du Seuil- Paris. 1975
2Sainton Jean-Pierre. De l’état d’esclave à » l’état de citoyen ». Modalités du passage de l’esclavage à la citoyenneté aux Antilles françaises sous la Seconde République (1848-1850). In Outre-mers, tome 90, n°338-339, 1er semestre 2003. l’État et les pratiques administratives en situation coloniale. pp. 47-82.
3Gaxie Daniel – Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique. Le Seuil. 1978