–– Par René Ladouceur —
Un ami, agacé, me réveille pour me demander mon point de vue sur, dit-il, « les attaques racistes dont fait l’objet la Guyane». L’auditeur qu’il vient d’entendre sur Radio-Guyane 1ère ne trouve pas de mots assez durs pour fustiger, et sur un ton des plus obscènes, les Guyanais coupables, à ses yeux, de n’avoir pas participé massivement, comme dans l’Hexagone, à la grande marche républicaine du 11 janvier dernier.
Je donne raison à mon ami.Moi non plus, je n’ai pas eu envie de me trouver l’autre dimanche Place de la République, à Paris, pour crier « même pas peur ! », l’autocollant « Je suis Charlie » rivé sur le front. Pourquoi donc ? Je n’ai naturellement pas été indifférent au meurtre de masse, commis de sang-froid, qui a endeuillé la France entière. J’ai même littéralement fondu en larmes en apprenant la mort de Cabu. Rien ne peut ni ne doit justifier un tel assassinat⋅ Dire cela aujourd’hui n’a rien d’original : des millions de personnes l’ont pensé et l’ont ressenti ainsi, à juste titre⋅ Il reste que, dès les premières minutes de cette épouvantable tragédie, une question m’est venue immédiatement à l’esprit : le profond dégoût éprouvé face au meurtre devait-il obligatoirement me conduire à m’identifier avec l’action des victimes ? Devais-je être Charlie simplement parce que les victimes étaient l’incarnation suprême de la liberté d’expression, comme l’a déclaré François Hollande ? Je dois confesser que j’ai beaucoup de mal à m’identifier à un organe de presse qui rentre régulièrement dans les foyers musulmans sans y être invité en mettant les pieds sur la table. On a le devoir de s’abstenir de badiner avec la foi d’autrui. En France, contrairement à l’Allemagne, la Grèce et certains Etats américains, le délit de blasphème n’existe pas mais cette liberté d’expression ne doit pas faire oublier la liberté de conscience, proclamée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789.
Il est vrai que pour nombre de médias, le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo se résumait à une menace sur la liberté d’expression. Lorsqu’une communauté a été ébranlée au point de se sentir menacée dans ses propres fondements, elle éprouve le besoin de resserrer les rangs, de partager un même sentiment d’appartenance pour revendiquer son droit à l’existence. C’est à ce réflexe de survie et de réassurance, pour le moins légitime, auquel on a assisté dimanche 11 janvier. Mais les émotions partagées se traduisent parfois en slogans consternants. Lors de la marche du 11 janvier, j’ai été interpelé par ces deux slogans brandis en même temps : « Non à la haine » ; « Oui à la liberté d’expression ». Prises séparément, les deux formules sont on ne peut plus justes. Accolées l’une à l’autre, elles posent problème. Dans les écoles de journalisme, on enseigne combien il est important de distinguer ce que l’on exprime – le fond – de la façon de l’exprimer – la forme. Le fond, dans notre cas de figure, consiste à considérer que l’on doit pouvoir débattre de tout sans être inquiété pour ses opinions. Si les terroristes avaient attaqué un journal « ordinaire » , c’est ce droit fondamental qui aurait été visé. Mais Charlie Hebdo est un journal satirique, qui a choisi de faire réfléchir en se moquant. Ce qui est donc en jeu ici, c’est moins le fond que la forme.
Tout le reste en découle. Proclamer être Charlie, ce n’est pas seulement défendre le droit de penser, y compris des opinions divergentes, c’est défendre aussi le droit d’offenser selon les codes de l’autre ; c’est défendre le droit d’humilier, de ridiculiser publiquement.
« Je retiens de mon éducation que l’humiliation est l’un des pires maux de l’humanité », disait l’écrivain guyanais René Maran. Plus que les oppressions, les occupations et les aliénations, c’est elle qui blesse le plus profondément l’âme d’un individu ou d’une collectivité. C’est elle qui est à l’origine des révoltes contrôlées mais aussi des révolutions fanatiques.
Etre Charlie, c’est pourtant croire que toutes les cultures partagent les codes, le sens de l’humour en vigueur en Occident et que, si ce n’est pas le cas, elles devraient toutes y tendre puisque l’Occident détient seul la vérité sur les bonnes conduites.
Nous voilà au cœur du problème que pose en creux la terrible affaire Charlie Hebdo : les rapports Nord/Sud, dominants/dominés, centre/périphérie. A force de considérer qu’ils n’ont que faire des manifestations de protestation des pays du Sud, les pays du Nord pourraient bien donner raison aux islamistes qui travaillent au fameux « Choc des civilisations » annoncé par Huntington.
Ces défilés de foules hystériques hurlant à la mort, ces scènes de transes épileptiques qui relèvent de la possession et dont personne ne se veut plus l’exorciste en disent plus long sur la stupéfiante vulnérabilité de notre monde que toutes les expertises des orientalistes.
Plus grave. Les perturbations observées durant la minute de silence en hommage à Charlie Hebdo dans les établissements scolaires nous renvoient d’un seul coup d’un seul au 14 septembre 2001. Ce jour-là, quand, d’un bout à l’autre de l’Occident, on observait trois minutes de silence pour célébrer la mémoire des victimes des attentats aux Etats-Unis, on était au contraire, dans le reste du monde, tantôt admirativement stupéfait par l’exploit, tantôt heureux de la leçon ainsi donnée à l’hyperpuissance américaine. A telle enseigne que depuis ce 14 septembre 2001, beaucoup se posent la question de savoir ce qu’est une civilisation et s’il existe, comme le suppose en principe l’ONU, une véritable communauté internationale. Le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo nous rappelle que 14 ans après la question demeure intacte. Preuve, s’il en était besoin, que l’urgence n’est pas au péremptoire mais bien à la recherche de la conciliation entre l’universalité des valeurs et la diversité des cultures.
Dans un récent article sur le quotidien France-Guyane, publié par Madinin’Art, j’écrivais que la Guyane a aussi la particularité de favoriser l’apprentissage des enjeux géopolitiques car elle est devenue une articulation Nord-Sud et que l’importance de cette articulation croît au fur et à mesure que la mondialisation crée des contradictions violentes. Nous sommes ici aux premières loges pour mesurer et apprécier la qualité du bien-vivre ensemble. Dans notre pays, où 50% de la population est non francophone, on comptabilise 80 groupes ethniques, 40 nationalités, plus de 15 langues parlées. Dans une tribune publiée, il y a six mois, dans le quotidien Libération, le député Gabriel Serville souligne que les valeurs préconisées par la République sont en réalité incarnées en Guyane. Et pour cause. La Guyane bâtie, enrichie et illustrée par des étrangers a fait en sorte qu’ils aient eu tous la volonté d’associer leurs souvenirs et leurs projets, leur héritage et leur avenir, comme si l’identité guyanaise s’était conquise par un arrachement à soi, à son origine géographique, communautaire ou raciale. C’est sans doute la raison pour laquelle les Guyanais ne peuvent pas être Charlie.
René Ladouceur