Pourquoi honorer aujourd’hui la mémoire des victimes de la traite négrière et de l’esclavage?

L’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 Pluviôse de l’An II ( 4 février 1794) – Dessin de Monsiau –

 

Pourquoi commémorer les abolitions?

— Par Pierre Pastel, Sociologue et psychothérapeute —

Questionnement
Lorsqu’en 1992, accompagnant un collectif d’associations (une dizaine) et plusieurs élus antillo-guyanais et d’origine africaine sur 11 communes de la Ville Nouvelle du Val d’Oise dans la perspective, notamment, de marquer le l50ième anniversaire de l’Abolition de l’esclavage en 1998 et qu’à partir de mai 1997, j’ai été invité à apporter ma contribution à ces journées de commémoration (Maubeuge, Grenoble, Clichy-Sous-Bois, Cergy en région parisienne…), je m’étais demandé, comme tant d’autres, s’il s’agissait seulement de se souvenir ou de faire mémoire ensemble ?

La réponse à cette question a été, pour moi, de tenir compte des deux aspects à la fois.
Mais convaincu du caractère encore embryonnaire, à l’époque, de l’état de notre connaissance de cette page d’histoire de France et de l’urgence de la demande de mémoire formulée par nos compatriotes antillo-guyanais et réunionnais, je m’étais encore interrogé. Peut-on se souvenir de ce qu’on ne sait pas ou que l’on sait à peine et, s’il faut faire mémoire ensemble, avec qui faudra-t-il le faire et dans quel but ?

Tout l’intérêt de la démarche, encore aujourd’hui, est là, à mon sens.

Que valent les hommages rendus et les commémoraions célébrées?
Car il m’a semblé et il me semble encore (comme le pensait d’ailleurs, le député Jean-Paul Virapoulet de la Réunion -1998-) que ces commémorations ne valent que pour :
– le passé qu’elles honorent : encore faut-il que ce passé soit identifié et reconnu par tous, ce qui ne l’est pas, malgré les efforts significatifs que nous pouvons reconnaître sur le territoire national, à de centaines d’associations d’originaires ou non des Départements et territoires d’Outre-Mer, à des institutions étatiques, à de nombreuses municipalités au niveau local, à une multitude d’initiatives privées, mais aussi à des initiatives confessionnelles. Chez quiconque ne doit être nourrie l’idée, comme certains cherchent à le claironner, d’une auto-culpabilisation des uns ou d’une volonté de victimisation ou de revanche des autres, encore moins, pour s’interdire de se voir ou d’y voir une menée opposant des blancs et des noirs.
– les perspectives qu’elles annoncent : il s’agit de mieux construire et vivre ensemble à condition que la légitimité de la présence des uns et des autres ici, en France, soit reconnue et acceptée, que la citoyenneté pleine et entière pour tous soit manifeste. Nous savons combien certains, aujourd’hui encore, se laissent travailler par l’idée qu’il y aurait, dans la nation, des citoyens légitimes et d’autres bâtards et que le partage (à quelque niveau où il se décide ou se conclut) devrait être hiérarchisé.
– le présent qu’elles tendent à pacifier, à apaiser à condition que la reconnaissance mutuelle de l’humanité de l’autre soit effective. Au moment où les consciences commencent à être déconditionnées, au moment où les vérités historiques, les données scientifiques et où les cultures du monde peuvent être à la portée de tous, il semble aujourd’hui difficile de soutenir que la faculté de penser et de construire notre monde, où que l’on se situe sur le globe soit la primeur de certains et l’infirmité des autres.

C’est donc pour placer chacun (citoyens et institutions quels qu’ils soient) dans le contexte et l’intérêt de ces commémorations et nous inviter à nous réconcilier avec nous-mêmes mais aussi avec les autres que je propose ci-après un rapide voyage à travers notre histoire commune et un regard tout aussi express que lucide de notre présent, genèse de notre avenir.

Stop à la dépression et à la désolation collectives
Lorsqu’en ces occasions, nous nous donnons rendez-vous, aujourd’hui, à Grenoble (Isère), à Nantes (Loire Atlantique), à Montceau-les Mines (Saône-et-Loire) à Nanterre dans les Hauts de Seine, au Jardin du Luxembourg à Paris autour du Président de la République française, à Rivière-Pilote (Martinique), à Basse-Terre (Guadeloupe), ou encore à Cayenne (Guyane)…, c’est pour honorer la mémoire de ceux qui ont dit, à leur niveau : STOP à la traite négrière et à l’esclavage.

Face à la dislocation de la conscience collective de notre occident pendant près de 400 ans, face à la désolation tout aussi collective de plusieurs dizaines de millions d’êtres humains noirs subissant la traite et l’esclavage, en Afrique, aux Amériques, et dans les Caraïbes, ils ont su se dresser pour tenter de faire taire la dépression généralisée générée par ces pratiques singulières en ces siècles de prospérité pour les uns et de malheur extrême pour les autres.
Ils ont eu la conscience assez éveillée, sur leur continent respectif, pour se mettre sur la route des abolitions.

Rappelons-nous, notamment ces hommes : François Makandal (Haïti), Toussaint Louverture (Haïti), Louis Delgrès (en Guadeloupe, natif de Martinique), Alphonse de Lamartine (Mâcon en Saône-et Loire), Etienne Lavaux à Saint Domingue, natif de Digoin en Saône-et Loire, Le voyageur Pierre Moreau (Brésil, natif de Paray-les Monial en Saône et Loire), Victor Schoelcher, pour ne citer qu’eux,
Nous pensons aussi à ces femmes, La Mulâtresse Solitude (Guadeloupe), Sanite Bélaire (Haïti), Anne Zinga (Angola), Dandara (Brésil), Héva (La Réunion) Anne-Marie Javouhey (en Guyane, native de Jallanges, en Côte d’Or). Nous pensons à eux, quelques soient les soubassements politiques, économiques, affectifs ou trans-personnels qui les ont motivés.

Pour quelles abolitions ces personnes se sont-elles mises en route?
Elles se sont dressées pour :
-l’abolition de la falsification de la dignité humaine,
-l’abolition des complexes de supériorité
-l’abolition du racisme structurel
-l’abolition des jambes coupées, des versement de mixture fortement pimentées sur des peaux fraichement lacérées au fouet pour décourager tout esprit de révolte, tout esprit de liberté,
-l’abolition des viols des enfants et des femmes
-l’abolition de la barbarie pluriséculaire,
-l’abolition de l’accaparement des richesses des autres,
-l’abolition des sociétés indifférentes à la souffrance des autres,
Ceux que nous honorons aujourd’hui ont compris, comme l’ont compris tant d’autres après eux à travers les siècles jusqu’à nos jours :
-Mentionnons, Martin Luther King, aux Etats Unis, Nelson Mandela en Afrique du Sud, Abbé Pierre en France, Jerzy Popieluszko en Pologne, Aimé Césaire, Edouard Glissant en Martinique, Frantz Fanon en Algérie, osons citer, Guy Sapotille en son temps ( à Cergy) Mme Christiane Mathos à Montceau-Les-Mines, Philippe-Claude Eboin à Grenoble, Serge Romana à Paris…

La conjugaison de nos humanités, ciment d’un bien heureux ensemble
Ils ont donc compris, face à nos sociétés en dépression collective :
-Que c’est la diversité qui fait la vie, la vraie vie,
-Que c’est le respect les uns des autres qui génère la quiétude sociétale,
-Que c’est l’engagement mutuel à la promotion psychologique, affective, économique, sociale, culturelle des uns et des autres qui fait échec à la mésestime de soi, à la haine des autres , à la frustration individuelle, locale, nationale, internationale .

Ils ont donc compris :
-Que l’éducation généralisée à la bienveillance mutuelle est le ciment de notre société plurielle,
-Que la culture de l’intelligence des cœurs produit en chacun de nous, ici, et à l’échelle planétaire l’élan des cultures partagées.

Bref, nous comprenons, avec eux, que la route de la paix, de la paix intérieure que nous souhaitons tous passe par ce positionnement intellectuel, psychologique, mental, spirituel, politique.

Je sais que beaucoup sont déjà acteurs collaboratifs sur l’ensemble du territoire national ;
Je sais aussi que, pour atteindre le solstice du bien vivre heureux ensemble, il nous faut de la constance et de la détermination.

Plaidoyer pour une éducation généraliséee
On peut dire, à la lecture de ce panorama suggestif, qu’on ne peut, en conscience, faire mémoire ensemble si l’ensemble de la société ne s’approprie pas cette page commune de l’Histoire de France. L’on entrevoit aisément, par ailleurs, que les perspectives annoncées d’un mieux vivre ensemble ne peuvent devenir réalité sans une réelle volonté politique de faciliter une éducation généralisée à la société plurielle.

Après cette vibrante démonstration d’élan républicain aux dernières échéances présidentielles, que souhaiter ?

Que l’actuelle gouvernance en charge de la cohérence nationale et tout particulièrement de l’éducation, inscrive dans ses priorités, un enseignement adéquat et suffisant qui nourrisse une
mémoire assumée de la traite négrière et de ses conséquences dans nos sociétés.

Pierre Pastel, Sociologue et psychothérapeute