— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
La société issue de la départementalisation, quoique rigide, était protectrice, parce qu’elle faisait entrer chacun dans un système social, de la production de masse de l’ère colonial à la consommation de masse. Le miracle de la société de consommation que sous tendait l’État providence était la promesse égalitaire de la départementalisation . Et s’il est pratique pour une société démocratique de pouvoir compter sur le progrès matériel, il est plus important encore de pouvoir développer les compétences et l’employabilité des jeunes et des salariés .
Demain, un grand nombre de travailleurs seront laissés au bord du chemin, du fait de la numérisation. Il s’agit de ceux qui se situent au milieu de la hiérarchie sociale.Les conséquences sociales, et on le voit aujourd’hui politiques, de ces transformations sont radicales. Les classes moyennes se sentent déclassées ; elles n’ont capté qu’une part infime de la valeur créée ces dernières années. Qui plus est, le blocage de l’ascenseur social ne permet pas une projection sur les générations qui suivent. Cette frustration économique et sociale se transforme en une dénonciation de l’impuissance du politique et en un rejet profond, radical, du « système » qui se manifeste par une abstention massive aux élections .
Le tertiaire est désormais menacé d’une formidable rationalisation, comme l’industrie sucrière des années 1960/70, avec la disparition des emplois intermédiaires, ceux qui peuvent être remplacés par des logiciels. Ces emplois sont actuellement occupés par la classe moyenne. Il faut partir de là pour comprendre la grande peur collective à venir de la classe moyenne aux Antilles . Et là réside le danger, car une société ne peut pas renoncer sans péril à une classe moyenne forte et prospère, et qui a confiance en l’avenir.
La nécessité de se former tout au long de sa vie va devoir être renforcée par la mutation de la société . A brève échéance, Il faudra fortement augmenter le niveau de qualification des générations à venir de guadeloupéens et martiniquais : Avec la digitalisation de la société, la formation initiale et la culture générale vont devenir plus cruciale que jamais .La robotisation n’épargnera que les emplois faisant appel à la création, l’inventivité ou encore la plasticité .
Les politiques de l’emploi menées ces trente dernières années ont été incapables de faire face au niveau du taux de chômage structurel qui s’est installé en Guadeloupe et Martinique depuis les débuts de la départementalisation. Si l’on ajoute à cela la part importante de sous-emploi ou de travail au noir, la situation du marché du travail aux Antilles est délicate : parcours professionnels heurtés par des périodes de chômage, difficultés d’insertion croissantes et dégradation de la qualité de l’emploi.La départementalisation a fortement contribué à la bipolarisation du marché du travail : d’un côté, des emplois hautement qualifiés mais très peu nombreux et, de l’autre, des emplois peu qualifiés mais fragiles. Entre les deux, toute une frange de la population active composant la classe moyenne exerçant des métiers dits « intermédiaires » dans le secteur des services, que l’on croyait épargnés mais qui se trouveront pourtant emportés par la nouvelle vague de l’automatisation. Ce phénomène de fragilisation de la classe moyenne en Guadeloupe et Martinique ne fait que commencer, même si son ampleur est difficile à appréhender. Une étude menée par l’université de La Sorbonne en 2017 prévoit que 30 % des emplois français actuels sont potentiellement automatisables à l’horizon des dix prochaines années. Cristallisant les enjeux majeurs de notre époque, la question de la transformation du travail devrait être au cœur de tous les débats politiques des candidats aux législatives . Mais le déni du risque numérique est réel au niveau des élus , et cela nuit à la volonté de repenser le secteur de la formation en Guadeloupe et martinique . Le scénario selon lequel le numérique grâce à des gains de productivité inégalés, conduirait structurellement à une destruction d’emploi, ne peut être écarté. L’hypothèse doit être anticipée pour être le cas échéant accompagnée, à la fois en terme de reconversion de l’emploi vers des activités productives à haute valeur ajoutée et en terme de nouveau modèle de redistribution de la richesse.
• Ce qui va se passer à l’avenir
Les économistes sont souvent moqués pour leurs prévisions ratées, mais il y a quand même quelques éléments qui sont incontestables:
– La génération du baby boom entre en retraite, mais de plus en plus tard, et alors que les jeunes qui arrivent sur le marché du travail sont à la fois un peu plus nombreux que ces dernières années, mais aussi plus qualifiés.
– Avec le développement du numérique et de l’automatisation, l’emploi va, sans aucun doute, se polariser. Cela signifie qu’il y aura plus de postes peu qualifiés et plus de postes très qualifiés, avec le risque que les employés «intermédiaires» se déclassent et concurrence le travail des peu qualifiés.Il faut s’attendre à un bouleversement du travail d’ici 5 ans . Si ces questions ne sont pas prises en compte, un « désassortiment des compétences » est à craindre, soit l’absence de concordance entre les besoins des employeurs et les compétences de la force de travail. En l’occurrence, la Guadeloupe et la Martinique se situeraient en dernière position en matière d’adaptabilité des compétences du fait d’une mobilité professionnelle limitée . Alors on va devoir tout repenser !
En Martinique et Guadeloupe , environ entre 50 000 à 60 000 personnes manquent de travail en 2017. Les plus touchés: les jeunes, les seniors, les descendants d’immigrés mais surtout, et quel que soit l’âge, les «peu qualifiés»: ils représentent 15,9 points des 23,3% de chômage . Dans ce contexte, développer l’employabilité s’avère une tâche primordiale.
Ceci invite, entre autres, à revisiter les formations actuelles qui sont dispensés en Guadeloupe et Martinique : Aujourd’hui la formation professionnelle va en majorité aux plus favorisés, laissant pour compte les plus fragiles, et créant ainsi un écart de plus en plus important entre les personnes très qualifiées et les personnes peu qualifiées au sein d’un même secteur (ex : industrie, services…). Notre modèle social avec la départementalisation s’est construit dans un contexte d’emplois salariés à plein temps, le plus souvent des CDI, selon des carrières linéaires et ordonnées autour d’un nombre limité d’employeurs.Les choses sont en train de changer car les emplois de demain ne seront pas ceux d’hier, et les métiers se transforment, les compétences initiales ne suffisent plus.
Dans ce contexte, développer l’employabilité s’avère une tâche primordiale. Le numérique appelle à refondre le système de formation aux Antilles.
Nombreux sont ceux qui pointent un paradoxe actuel dans le système de formation : les performances d’ensemble du système scolaire sont décevantes, mais dans beaucoup d’établissements, y compris lorsqu’ils font face à des conditions difficiles, on observe une divergence d’intérêts, entre d’une part ceux qui sont aujourd’hui les victimes des inégalités et des inefficacités du système scolaire, essentiellement les milieux défavorisés, et d’autre part ceux qui bénéficient de bonnes conditions d’enseignement et d’un soutien scolaire et qui ne souhaiteraient pas, que le système actuel soit remis en cause. En l’espace d’une génération, les carrières professionnelles des salariés ont changé de physionomie. Hier, on ne connaissait de toute sa vie qu’un à deux postes ; aujourd’hui, un actif qui entre sur le marché du travail devra changer en moyenne 4,5 fois d’employeur. Hier, l’idée de se réorienter ne traversait pas l’esprit des travailleurs ; demain un actif occupé sur quatre va connaître une transition professionnelle dans l’année écoulée. Hier, un salarié vivait l’arrivée d’une tâche nouvelle dans son activité comme un événement perturbateur ; aujourd’hui, il n’est pas une profession qui n’évolue au fil de l’eau et dont la pérennité est questionnée – 30 % des métiers qui nous occuperont en 2035 n’existeraient pas encore ?
Les rêves d’un monde uniforme et figé, égalitaire et sécurisant, se sont envolés en fumée. L’obsolescence programmée des produits, si décriée de nos jours, n’aurait-elle pas cédé la place à celle de nos compétences ? Il faut réagir, rebondir et s’adapter.
Épouser les mouvements anticipés et les soubresauts inattendus. Être autonome, responsable et créatif. Dans un tel contexte, la formation devient un enjeu fondamental pour l’individu, l’entreprise et la société tout entière.L’immobilisme des élus et l’inconséquence des partenaires sociaux fragilise en l’état actuel nos chances de peser dans l’économie de demain.
Cet immobilisme représente une menace pour ceux qui seront fragilisés par cette transformation du travail . Dans ce monde en complète mutation digitale et sociétale, nous considérons que les acteurs privés et publics en Guadeloupe et Martinique ne sont pas encore suffisamment conscients de ces conséquences profondes et irréversibles, où chacun est tour à tour, étudiant, professionnel, consommateur et citoyen. En conséquence, nous nous devons vite d’investir massivement dans le capital humain, ce qui nécessite de la constance et de la patience, car la dynamique de l’individuation de la formation porte ainsi des effets contrastés dans le temps . Elle maximise les chances des uns et en invalide d’autres . Il faut donc assumer l’imprévisibilité de l’avenir, tout en sachant qu’il dépendra aussi en partie de ce que nous ferons ou ne ferons pas aujourd’hui pour tenter de lui dessiner un visage humain .
C’est moins une question de moyens que de réorientation des formations. Et ce problème est perceptible pour la formation initiale comme pour la formation continue. Or la montée en gamme de notre économie, le virage vers le numérique vont nécessiter une formation importante de tous les salariés, quel que soit leur niveau d’études. Si l’on ne répond pas à cela, on risque de donner prise à une peur des robots chez les salariés, qui pourraient craindre l’impact du numérique sur leur emploi. Et là réside le danger, car face au numérique l’on pourrait assister à l’émergence d’une dangereuse hystérie syndicale mortifère pour nos pays . En conséquence, une plus grande culture générale des salariés et une entrée massive de jeunes Guadeloupéens et Martiniquais dans les grandes écoles doivent devenir des priorités dans une vision à court et moyen terme, mais pas que, car malgré les incertitudes qui pèsent sur le marché de l’emploi de demain des jeunes diplômés ,il est indispensable d’augmenter le niveau général de qualification des générations à venir, avec pour horizon 2020 une montée en gamme générale de la formation initiale et continue .
jean-marie NOL