— Propos recueillis par Floriane Le Mélinaire —
La mort fait partie de la vie, mais on n’en parle pas. Ou rarement et difficilement. Patrick Ben Soussan, psychiatre, responsable du département de psychologie clinique à l’Institut Paoli-Calmettes, à Marseille, nous explique pourquoi nous sommes tellement dans le déni face à notre propre mortalité.
Pourquoi avons-nous tant de difficulté à parler de la mort, pourquoi fait-on comme si elle n’existait pas ? Alors qu’elle est inéluctable pour chacun d’entre nous…
Pour faire de grandes choses, il faut faire comme si on ne devait jamais mourir. Un des fondements de l’humanité, c’est le déni de la mort. Pas tant le déni de la mort en tant qu’événement réel, mais plutôt le refus de la finitude, de mettre un point final à la phrase…
Donc, on se projette dans la vie comme si on n’allait jamais mourir ?
Oui, on est dans l’engagement, l’anticipation. Prenez l’exemple de notre relation aux enfants : on imagine toujours un avenir pour eux, on construit toujours leur vie d’adulte en devenir. C’est propre à l’une des fondations de l’humanité qui est de toujours se projeter, aller de l’avant. On voit bien que cette construction ne peut se faire que si l’on n’est pas limité par la crainte qu’il puisse arriver quelque chose, n’importe quoi, n’importe quand, que l’on puisse disparaître, avoir une crise cardiaque…
Mais on le sait, qu’on va mourir ?
On sait très bien qu’on va mourir, mais une fois l’information intégrée, on la met complètement de côté. On pense alors à bien d’autres choses qu’à cela… Et on organise son quotidien comme si on n’allait jamais mourir. Freud disait : « L’inconscient ne connaît pas la mort. » Dans nos constructions, c’est quelque chose qui est impossible à penser. Des tas de gens ont vécu des vies absolument merveilleuses, riches, enthousiasmantes, et en même temps, ils ont procédé sur le même mode, en faisant comme s’ils n’allaient pas mourir. Comme si la question de la mort ne traversait pas du tout leur existence.
Quand on sait que la mort approche, se sent-on plus vivant que jamais ?
C’est ce qu’on appelle l’élation terminale. Quand on approche de la fin de l’existence, l’instinct de vie peut être comme surmultiplié. On remarque un rebond, un moment éclatant, une espèce de virtuosité sensorielle, affective, relationnelle. Et puis après ça retombe et c’est fini.
Souvent, les proches d’une personne en fin de vie sont étonnés, une fois la personne décédée, et disent : « C’est incroyable, il y a quelques jours, il était en pleine forme, il avait retrouvé l’envie de se nourrir, de faire des projets… » Cela ne veut pas dire que la personne sent qu’elle arrive à sa dernière heure et qu’elle se dit : « Profitons-en un dernier moment. » C’est quelque chose qui est peut-être plus en lien avec les forces vitales de l’individu, avec sa capacité de survivance, ses dernières forces de résilience, ou peut-être même une force de déni qui est encore plus active quand on approche de la fin.
Comment réagissent justement les personnes en fin de vie ?
La plupart des personnes confrontées à leur fin de vie ne savent pas vraiment qu’elles vont mourir, elles continuent d’espérer… Le savoir sur sa propre mort, c’est vraiment très très rare chez l’être humain. Cependant, certaines personnes, enfants et adultes, peuvent en avoir une lucidité supérieure à la plupart des gens et se rendre compte que leur fin est proche, soit parce qu’elles voient que leur corps ne répond plus de la même façon, soit parce que leur état de conscience n’est plus pareil.
À partir de là, il y a des cas de figure différents : certaines personnes seront sereines, vont vous bluffer et même vous rassurer, tandis que d’autres seront complètement angoissées et terrorisées, dans la détresse la plus totale.
Vous travaillez beaucoup auprès d’enfants, comment les enfants perçoivent la mort ? À partir de quel âge en ont-ils conscience ?
Pour les enfants, la mort ça n’existe pas. On parle d’une personne morte, d’un animal mort, c’est personnifié. Pour les enfants, c’est papa qui est mort, papy qui est mort, ou le poisson rouge. Il faut que la mort soit incarnée. La mort comme une question philosophique, ça ne les concerne pas.
On dit souvent que les enfants commencent à comprendre la mort vers l’âge de 7 ans. Cela nous vient de Jean Piaget [grand chercheur en psychologie du XXe siècle, NdlR], qui, dans sa construction de la psychologie comportementale, avait établi que c’était l’âge où l’on entrait dans le symbolisme, les connaissances logiques. Mais ensuite, on s’est rendu compte, avec le développement de l’observation, de l’attention portée à l’enfant, en particulier aux tout-petits, que ce n’était pas la réalité. En fait, les enfants saisissent ces questions-là bien avant, même s’ils font semblant. On le remarque quand ils perdent un animal de compagnie, ils comprennent très bien que ce dernier ne va pas revenir.
Faut-il parler de la mort aux enfants ?
Il ne faut pas attendre d’être confronté à un événement pour en parler. Car c’est dans ces moments-là qu’on est le moins apte à aborder ces questions. Donc, bien entendu, il faut parler de la mort, de la séparation, de la perte, tout au long de la vie de l’enfant. Et il faut profiter d’éléments de réalité pour le faire : la perte d’un doudou, les feuilles mortes qui tombent en automne…
Doit-on préparer sa propre mort ?
Se préparer à la mort, ce n’est pas s’y confronter. Mais c’est se dire qu’elle existe, qu’elle va arriver un jour et qu’elle fait partie de la vie. Aujourd’hui, on remarque qu’énormément de personnes n’ont eu aucune réflexion sur ce qui se passerait si elles devaient décéder brutalement. Souhaitent-elles un enterrement ? Une crémation ? Quel genre de cérémonie espèrent-elles ? Ont-elles réfléchi aux aspects financiers ?
On se rend compte que c’est en fait un sujet très rarement abordé à l’intérieur des familles, entre les couples. Et un beau jour, ça vous tombe dessus… Anticiper sa propre mort, c’est aussi penser à la vie des autres, aux vivants qui restent. C’est une façon très altruiste de penser sa propre existence. Je sais que je vais mourir alors je gère un certain nombre de besognes, qui, si je ne m’en occupe pas, seront extrêmement pénibles pour ceux qui restent.
Source : Ouest-France