— Par Raphaël Vaugirard —
Dans son article « La décrépitude démographique : problème n°1 de la Martinique » Gerry Létang pousse une vraie interpellation, une fois de plus, sur notre problématique démographique. Sa principale solution pour sortir de cette « décrépitude » prise comme une fatalité, serait un « appel à l’immigration ». Ce qui devrait alimenter le débat en cette période préélectorale de la CTM en juin prochain. Selon lui, la politique d’accueil de populations aurait déjà fait ses preuves pour d’autres territoires insulaires confrontés au même casse tête de déperdition de populations.
Il est en effet urgent de progresser et de débattre de cette question majeure d’autant que nombre de réflexions menées à ce jour n’en ont ni épuisé les aspects, ni apporté un éclairage satisfaisant capable de faire consensus. Et pour cause, un dossier aussi complexe commande une véritable recherche approfondie pluri et interdisciplinaire des sciences sociales. C’est ce qui m’autorise à tenter de démontrer que la question démographique est en résonnance avec les politiques publiques et de développement. On ne résout pas un problème démographique par des solutions démographiques, mais par des politiques de développement. Pourquoi ? C’est que le développement, phénomène multidimensionnel, crée et associe des dynamiques sociales et économiques « donnant des solutions » aux individus et aux populations. A ce titre, Gerry Létang apporte tous les éléments indiquant que la Martinique « offre de moins en moins de solutions » aux jeunes formés ou moins qualifiés en termes d’emploi, de revenu, voire de perspectives d’avenir. Pour ma part, l’hémorragie de jeunes, l’appauvrissement des structures sociales font la démonstration d’un pays à l’arrêt de son développement économique et social !
S’agissant de la question du vieillissement, lorsque l’on affirme « la Martinique département le plus vieux de France », de quoi parle-t-on au juste ? De la population recensée sur le territoire en tant que circonscription géographico-administrative ? Ou encore, de la communauté Martiniquaise ?
La sous-estimation de la « bipolarisation » de la communauté martiniquaise
Depuis les années 1990 les économistes/démographes Hervé Domenach et Michel Picouet dans leur ouvrage « La dimension migratoire des Antilles » avancent l’idée qu’il faut revoir l’approche de la question démographique et les modalités de recensement de l’INSEE tant pour la Martinique que la Guadeloupe. Cela, du fait de leur bipolarisation. C’est-à-dire que ces communautés d’origine insulaire, se dédoubleraient dans l’espace métropolitain. Ainsi, il y aurait deux Martinique, «une Martinique insulaire et une Martinique en France ». Idem pour la Guadeloupe. Dès 1990, 1 Martiniquais d’origine sur 3 vivait en France. Ce taux n’a fait qu’augmenter. A noter que ces populations d’expatriés sont concentrées à plus de 70% dans la Région Paris Ile de France !
Loin d’être des cas isolés, on retrouverait cette structuration bipolarisée en tout point comparable dans les îles restées dans le giron de leur ancienne (ou nouvelle) métropole avec diverses modalités institutionnelles (par ex le cas de Puerto-Rico avec les Etats-Unis).
En conséquence, le modèle traditionnel d’une population sur un espace confiné insulaire doit être remis en cause. La question de la délimitation de la population à recenser est posée sans réponse claire de l’INSEE. Où s’arrête la population Martiniquaise dans ce contexte de fluctuations permanentes, de volatilité des flux de départs/retours incessants ? Si la « migration » dans les années 1960 correspondait à un départ à caractère quasi-définitif, elle doit être aujourd’hui fortement relativisée par la « mobilité » en tant que déplacement réversible ou non avec divers horizons temporels, (semaine/mois/année) et de multiples motivations plus ou moins lourdes (études, famille, formation, mutations professionnelles, emplois temporaires, insertion..).
Le « 5e DOM » en France fonctionne comme une « pompe aspirante »
Nombre d’analyses, y compris celle de Gerry Létang, sousestiment ce « 5e DOM » qui fonctionne comme une « pompe aspirante ». Quelle est son origine ? On sait aujourd’hui que dans le tournant des années 1960 l’Etat français se devait de trouver une solution à deux grandes problématiques : la décolonisation et la reconstruction. Les revendications anticoloniales se multipliaient : les indépendances africaines suite au référendum 1959 ; la guerre en Algérie 1954-62 avec risque de « contagion » ; les événements de décembre 1959 suivis du mouvement de l’OJAM en Martinique,.., faisait craindre une trop rapide décomposition de l’empire colonial. D’un autre coté, il fallait refaire partir l’économie d’après guerre laquelle exprimait d’importants besoins en main d’oeuvre (MO) au départ peu qualifiée, pour la reconstruction des équipements, des infrastructures, les nouvelles industries (automobiles, BTP, logements,..). Mais peu après, les besoins porteront plus sur des agents formés et qualifiés pour les nouveaux services (administration, hôpitaux, PTT, banqueassurances, etc). Cette phase de croissance dynamique dite des « 30 glorieuses » donnait à l’économie française une forte attractivité et capacité d’absorption de MO.
Parallèlement, il y avait surabondance de l’offre de MO en Martinique et Guadeloupe. En effet ces ex-colonies devenues Départements en 1946, se sont retrouvées avec une explosion démographique sans précédente. Par ailleurs, la faillite une à une des usines sucrières et la misère sociale ont déversé massivement des familles rurales dans un puissant exode vers les villes puis vers l’émigration (en plus du service militaire jusque là obligatoire). Autour des années 1960, les structures sociales affichaient près de 60% de « jeunes de moins de 20 ans ». Ces économies en crise étaient donc incapables de « d’apporter des solutions » et d’absorber cette MO. A l’issue des recensements de 1954 à 1974, l’INSEE interpellait les autorités publiques sur les conséquences incalculables d’une Martinique qui pourrait atteindre 500.000 habitants à l’horizon 1980 !
La soupape mise en place comme exutoire, furent les 4 à 5000 départs/an « forcés, dirigés, volontaires » de jeunes (hommes et femmes) de 18-30 ans comme MO mais aussi en âge de procréer.
Au fil du temps, une véritable communauté d’antillais expatriés s’est donc constituée en France. Cette Communauté sera baptisée en 1990, « 5ème DOM». Selon les démographes cités, si en 1962 pour une population de 294.021 en Martinique correspondait 22469 résidant en France (soit 1/13) ; en 1990, pour 359.572 habitants en Martinique, correspondaient près de 110.000 en France Métropolitaine (soit quasiment 1/3). On peut désormais considérer que la quasi-totalité des familles insulaires de Martinique et Guadeloupe ont des composantes ou ramifications en France Métropolitaine.
Véritable « pompe aspirante » sur les populations insulaires, cette communauté génère sa propre dynamique interne. Et faut-il ajouter que de plus en plus de Martiniquais, de Guadeloupéens, Guyanais, Réunionnais,.., naissent dans ce « 5e DOM ». Sa dynamique est comparativement beaucoup plus puissante que celle des iles d’origine ! Ce phénomène reste encore insuffisamment étudié pour permettre une comptabilisation statistique adaptée et un bilan sociologique, humain, voire ethnologique.
On estime qu’autour des années 2000 la communauté AntilloGuyanaise était déjà forte de près de 400.000 expatriés. Son gonflement est continu avec les flux d’arrivées. A noter toutefois que la motivation des études supérieures est prédominante du fait du boom du nombre de bacheliers atteignant 3.300/an dans chacune de ces îles alimentant une quasi « fuite des cerveaux ». Les jeunes n’hésitent plus à s’expatrier, encouragés par les parents des deux côtés de l’Atlantique.
Raphaël Vaugirard
La suite de cette tribune : Pour une nouvelle approche des questions démographiques(2/2)