— Par Jean-Philippe Nilor—
Discours prononcé le 7 janvier 2014 à l’Assemblée Nationale par Jean-Philippe Nilor, Député de la Martinique, à l’occasion de la discussion du projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.
« Je partage totalement l’ambition de ce projet de loi qui propose de réconcilier les performances économiques et environnementales. C’est une approche audacieuse que nous avons toujours prônée.
Il s’inscrit clairement dans une approche systémique qui intègre la formation, l’installation, la transmission des exploitations, la production, la transformation, la distribution, la consommation.
Cette politique de rupture avec les politiques agricoles menées jusqu’à aujourd’hui est potentiellement porteuse d’avancées, particulièrement en Martinique.
Dans les outre-mer, l’agriculture porte aujourd’hui encore les stigmates de notre histoire.
Permettez-moi de citer le poète martiniquais d’origine basque, Salvat ETCHAR : « Lorsque l’on regarde au rétroviseur de notre histoire, on ne voit guère que sang, sueur, fouet et crachat. De notre servitude ce ne sont pas les pyramides ou Athènes qui sont nées, mais du sucre pour les tasses à café de l’Europe. »
Le système de plantation se fonde sur des monocultures d’exportation à destination d’une métropole exclusive. Les choix économiques sont faits en fonction des intérêts de la métropole et les productions locales subissent la détérioration des termes de l’échange. C’est aussi dans cette même logique que le sucre de canne a été purement et simplement sacrifié au profit du sucre de betterave, sonnant le glas de l’économie sucrière, provoquant une explosion du chômage et un exode massif de la main d’oeuvre vers la métropole.
En réalité ce système a organisé pour des siècles l’extrême dépendance et l’extraordinaire vulnérabilité de notre agriculture.
Il est impératif et vital de s’écarter de ce modèle qui scelle le destin de notre agriculture, la sacrifiant séculairement aux monocultures pour le marché européen et condamnant irrémédiablement nos populations à la dépendance alimentaire.
Au moment où la Martinique aborde un tournant décisif de son histoire institutionnelle, il est crucial de mettre en oeuvre une stratégie de développement se fondant sur des filières structurées et organisées.
Il est capital de sortir progressivement de cette agriculture géophage, contrôlée par une poignée de possédants influents et à la recherche exclusive du profit.
Nous devons promouvoir une agriculture moderne, humanisée, tirant les enseignements des scandales sanitaires comme celui de la Chlordécone responsable de malformations génétiques chez les nouveaux nés, et d’un foisonnement de cancers qui déciment les populations, notamment les ouvriers agricoles actifs et retraités, ceux-là mêmes qui ont des retraites indignes et qui ne bénéficient pas de la mutuelle sociale agricole.
Aujourd’hui, la terre est polluée, l’air est pollué, nos rivières sont polluées, la mer est polluée, la biodiversité est menacée. Les zones d’interdictions de pêche se multiplient, provoquant un amoindrissement de la ressource halieutique et précarisant davantage des marins-pêcheurs déjà en grande difficulté du fait de leurs faibles revenus et de leurs retraites insignifiantes.
Ce projet entend favoriser une agriculture de proximité qui donne des garanties de traçabilité, de sécurité alimentaire et sanitaire ; supporter la transmission d’exploitations agricoles ; donner les moyens aux jeunes agriculteurs qui souhaitent s’installer. Qui peut s’opposer à cela ?
J’adhère puissamment à un vrai changement de paradigme, car je crois profondément à l’émergence d’une agriculture nourricière, raisonnée et respectueuse de l’environnement et des hommes.
Cette autre agriculture est possible en Martinique, notre potentiel est énorme quoi que méconnu et inexploité.
Avec une véritable volonté politique nous pouvons répartir plus équitablement les aides publiques aux producteurs (sur 3000 exploitations seulement 700 bénéficient de ces aides soit 22%).
Nous pouvons susciter des vocations grâce à la valorisation de métiers de haute technicité, en étoffant l’offre de formation en adéquation avec les niches émergentes.
Nous pouvons accorder des moyens à la recherche et au développement pour impulser l’innovation, et amplifier la coopération, notamment à travers des groupements d’intérêt scientifique, avec les pays du bassin caribéen pour développer des vitro-plans d’espèces résistantes aux bio-agresseurs et réduire le recours aux pesticides.
Nous pouvons favoriser les productions à fortes valeurs ajoutées (plantes aromatiques, médicinales, café et cacao) et promouvoir les activités de transformation et de conservation.
Nous pouvons mettre à profit les connaissances et le savoir-faire acquis de longue date dans la tradition des jardins créoles.
Nous pouvons enfin organiser les filières, à l’instar de la filière banane qui a su structurer une organisation professionnelle exemplaire ayant permis aux acteurs de dépasser leurs antagonismes, de parler d’une même voix et de gagner en crédibilité et en pouvoir.
Oui, nous pouvons initier une agriculture d’excellence à condition d’avoir conscience de nos potentialités, de définir une vision claire et prospective, mais surtout à condition de ne pas se contenter de discourir…mais d’agir. »