Par GUY BENISTY Auteur, metteur en scène, directeur artistique du Groupe d’intervention théâtrale et cinématographique (Gitech), compagnie installée à Pantin dans le quartier des Courtillières, JEAN-MATTHIEU FOURT Metteur en scène du Café culturel de Saint-Denis et cofondateur de la compagnie Octavio
Le Festival d’Avignon s’est achevé et avec lui la querelle des nominations à la tête des centres dramatiques nationaux. L’été passera, restera l’impression d’un bal masqué où chacun feint d’ignorer que la décentralisation culturelle n’est plus qu’un édifice rongé par le réel, laissant apparaître l’échec des artistes et des politiques à inviter au théâtre, l’ensemble de la communauté nationale. En France, le théâtre n’est plus ni un enjeu politique ni un enjeu esthétique. Les partis lui réservent deux lignes, en marge de leurs propositions de campagne. Le programme de la décentralisation culturelle et du théâtre populaire est à bout de souffle et le sublime édifice qui nous a tant fait rêver vacille.
Le monde a changé sans que les artistes de l’institution et les pouvoirs publics n’y aient prêté attention et l’on continue de décrire le théâtre avec un lexique fallacieux, parlant de théâtre populaire quand les publics sont dans leur immense majorité le reflet des classes privilégiées, quand les quartiers populaires en sont exclus, quand ni les œuvres, ni les politiques tarifaires, ni les efforts de communication ne parviennent à infléchir la sociologie des spectateurs du théâtre subventionné.
Depuis longtemps, les travaux de Pierre Bourdieu ont mis en lumière les mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales dans la société française ; la quintessence du phénomène s’exprime par la fracture culturelle qui traverse les salles de spectacle.
Il n’est pas acceptable que collectivement nous nous satisfassions de ce théâtre où triomphe une sorte d’entre soi bourgeois mâtiné de déni et, cela, dans les lieux mêmes où nos prédécesseurs avaient rêvé le théâtre populaire. Il n’est pas acceptable que l’adjectif populaire soit accolé à un théâtre à ce point déconnecté des réalités. Il convient de revenir sur les causes qui conditionnent notre complaisance à l’égard de la situation qui laisse perdurer sur les scènes subventionnées, ce théâtre sans passion, incapable de se réformer esthétiquement et politiquement.
La fin de la guerre d’Algérie, puis, Mai 68 ont marqué une rupture dans le fonctionnement de la censure. Peu à peu, le contrôle va migrer du contenu des messages vers celui plus démocratique des conditions de réception. Troquant l’interdiction pour un subtil brouillage, deux revendications, l’une libertaire, l’autre libérale, vont se croiser et infléchir les règles de la censure : d’un côté, la démocratisation de la société ; de l’autre, les nécessités d’un capitalisme qui, arrivé au terme de la production de biens nécessaires, se déployera tous azimuts pour produire, à défaut de besoin, du désir. Le capitalisme postindustriel mobilisera toutes les ressources du langage à des fins de publicité. Les revendications libérales des publicitaires auront été les alliés objectifs des étudiants de Mai, avant-garde hétérodoxe du marché en vue d’une libéralisation des règles de la censure. Il n’est plus question d’un Etat interdisant de dire, mais garantissant la libre expression de tous les messages. Leur profusion, l’équivalence de leurs statuts participent d’un modèle libéral d’organisation de la censure, l’Etat échangera la capacité à imposer le silence à celle démocratique et postindustrielle d’organiser le «bruit» pour contrôler, si ce n’est le contenu du message, au moins sa diffusion.
Ce bouleversement du fonctionnement de la censure aura des conséquences sur le théâtre public. La censure se déplaçant de l’émetteur vers le récepteur, l’institution va orienter le contrôle vers la diffusion du théâtre. Au fil du temps, la raideur des commissions de censure ira s’amenuisant, tandis que l’Etat entreprendra la structuration du réseau de diffusion. Ce sera l’aventure majeure du ministère de la Culture et de la direction du théâtre, de Malraux à Lang, depuis les maisons de la culture jusqu’au réseau des scènes nationales. La maîtrise de la diffusion qui vise le point névralgique de l’organisation du «discours» théâtral ne se limitera pas aux bâtiments et finira par embrasser toute la chaîne de production, le discours du théâtre devra se déployer dans un contexte où la puissance publique énonce : «Non seulement j’autorise ce spectacle, mais encore je le rends possible en en finançant largement la production». Pour le dire de manière triviale, nous sommes passés en un demi-siècle du «ferme ta gueule» autoritaire au «cause toujours» démocratique postindustriel, et la décentralisation culturelle aura été autant une aventure qui portait le nom du théâtre populaire, qu’une entreprise subtile de contrôle par les pouvoirs publics des moyens de diffusion, entraînant par là même la castration d’une part des capacités subversives du théâtre.
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8 août 2013