Pour un développement endogène de la Martinique : l’approche par le concept « d’économie résidentielle » est-elle pertinente ?

 —   Par José Nosel —

 

      Au-delà des mots…

 

solaire_eolien                          Dans le N° 1355 de « Antilla », Raphael Vaugirard, en sa qualité d’économiste, réagit  dans une tribune à une chronique que j’avais consacrée au concept d’économie résidentielle et publiée il y a quelques mois par « Antilla »; c’est l’occasion pour moi de livrer la présente contribution sur la question controversée du développement.

                       La prégnance, notamment médiatique aujourd’hui, de certains concepts, idées, mots d’ordre ou slogans, font que le citoyen se trouve embarqué dans des logiques qui en découlent, sans qu’on ne l’ait éclairé toujours très précisément, sur ce qui se cache derrière ces concepts, idées, mots d’ordre ou slogans, modernes ou actualisés.

              Trope, métonymie, ambivalence, oxymore, etc. participent à ce contexte d’ambiguïté du langage moderne. Même un concept comme celui de « développement », utilisé par nous tous, n’est pas si évident qu’on pourrait le croire. De plus en plus de gens, de grands philosophes, comme Serge Latouche, par exemple (« Décoloniser l’imaginaire », 2005) remettent en cause radicalement ce concept de développement ; en particulier tel qu’il est conçu dans le monde occidental.

           Ainsi, par exemple, de plus en plus de citoyens martiniquais sont probablement « convertis » au développement durable ; et c’est sans doute tant mieux. Mais il ne leur a pas toujours été précisé que le développement durable c’est d’abord du développement ; et que contrairement à l’idée dominante ambiante, confortée par les institutions : le développement durable est souvent administré par des services de l’environnement ; des trois ou quatre piliers du développement durable, c’est l’équité sociale, après la viabilité économique qui conduit à la durabilité, d’où découlent des exigences, des lors incontournables, de préservation de l’environnement, ou d’épanouissement culturel. Ce qui fait que, du modèle théorique, idéal, du développement durable, à la réalité, même comme perspectives, la  distance est longue et la démarche complexe.

          Toujours sur cette notion de développement, je suis bien sur persuadé que tout citoyen martiniquais souscrirait volontiers à l’idée d’un « développement endogène » pour la Martinique, si on lui précise qu’il s’agit de bâtir une stratégie de développement fondée sur la valorisation de nos ressources naturelles culturelles et humaines disponibles localement, et la territorialisation, à la Martinique d’activités économiques, notamment à partir de ces ressources. Mais là aussi, le modèle théorique du développement endogène doit être bien cerné par rapport à ses aspects idéologiques, et ses réalités historiques et conjoncturelles.

                Développement endogène ou développement autocentré ?

           Sur ses aspects théoriques, le modèle du développement endogène, reste séduisant dans sa simplicité et son bon sens : Le développement endogène d’un pays signifierait que son développement prendrait sa source principalement à l’intérieur du pays

            Par opposition, un développement exogène se baserait sur l’attractivité de forces extérieures ;  tandis que le développement endogène serait basé sur le concours des forces internes du pays. Cependant, le développement endogène ne devrait pas être confondu avec une autre théorie du développement économique, au demeurant assez proche, celui de développement autocentré. Mais cette confusion existe très souvent.

Le développement autocentré, très à la mode dans les années 70 propose de diversifier et  multiplier les activités locales avec de petites unités orientées vers le marché domestique, dans une perspective d’autosuffisance, voire d’autarcie, économique. Le modèle de développement autocentré s’accompagnait souvent du « modèle ISI », notamment en Amérique Latine et dans les Caraïbes ; il s’agit de  la politique d’Industrialisation par Substitution d’Importation.  Modèle dans lequel la protection des activités locales était recherchée par tous moyens notamment de politique douanière, pour freiner les importations. L’application du modèle de développement autocentré de par le monde n’a pas donné les résultats escomptés. Nous n’évoquerons pas ici les déconvenues historiques d’un modèle qui a fait illusion un temps avant d’être absorbé par le marché mondialisé. D’autres modèles ont été alors appliqués, sans davantage de meilleurs résultats en termes de développement de l’emploi, réduction des inégalités, et accès de la majorité des populations des pays concernés à des niveaux de vie acceptables. Et ce sont les incapacités et les excès du modèle de développement fondé sur le capitalisme financier mondialisé et le libéralisme à outrance du marché globalisé qui ramènent tout naturellement vers l’exploration de modèles de développement qui seraient moins dépendants des contraintes extérieures, moins gaspilleurs de ressources et d’énergies, et qui auraient un moindre impact sur l’environnement et la dégradation de la qualité de la vie des gens. Des modèles, plus endogènes aux territoires, orientés vers la satisfaction des besoins locaux, vers une certaine autonomie, alimentaire notamment, et donc vers la diversification et une meilleure intégration des activités de toutes natures sur le territoire.

De l’économie résidentielle à l’économie de la fonctionnalité

         Parmi  ces « nouveaux » modèles de développement, je m’étais permis, dans le cadre de ma chronique hebdomadaire sur une Radio Locale Privée, de soumettre au débat citoyen, en particulier deux de ces modèles :  un modèle de développement local, « l’économie résidentielle » et un modèle de développement plus global, « l’économie de la fonctionnalité ».  Le journal Antilla avait bien voulu accepter de publier ces contributions.

Dans le N° 1355 d’Antilla, Raphaël Vaugirard, en tant qu’économiste, consacre une tribune à la notion d’économie résidentielle qui serait dit-il « moins pertinente que le développement endogène pour analyser la Martinique »

A la lecture du titre de la tribune, on pourrait croire qu’il s’agit pour R.V. de proposer un concept de développement endogène qui serait plus pertinent pour analyser l’économie de la Martinique, que celui d’économie résidentielle, mais il n’en est rien. R.V. se contente de dénigrer le modèle d’analyse dit d’économie résidentielle, en le qualifiant de « concept flou et inadapté », de « pseudo-théorie », « d’approche dangereuse », de « pseudo-concept » de notion « à caractère fumeux », tous qualificatifs, à la limite de l’invective, et inutiles pour convaincre sur ses propres argumentations, d’autant que R.V. invite à « travailler à la même grille de lecture de nos problématiques »

La question des grilles de lecture de la réalité et donc du bon diagnostic

Encore faudrait-il que nous soyons convaincus par la grille de lecture que nous proposerait R. V. Nous sommes tous prêts, probablement, je le répète, à souscrire à un objectif de développement endogène pour notre pays. Mais cela résulte t-il d’un diagnostic partagé ayant permis d’identifier les enjeux réellement existants, et donc les priorités correspondants aux besoins réels, hors de considérations idéologiques. Rien n’est moins sur

Examinons par exemple deux séries d’éléments de la grille de lecture de l’économie de la Martinique que nous propose R. Vaugirard dans sa tribune :

Il indique que, premièrement, « personnellement », il ne voit pas comment utiliser efficacement le concept d’économie résidentielle, qui serait incapable d’intégrer le phénomène de croissance appauvrissante ou de croissance sans développement « qui caractérise notre capitalisme local ». Rappelons à R. V. que ces phénomènes qu’il évoque ne sont pas propres  à notre capitalisme local ; c’est même la caractéristique du développement du capitalisme mondial. Partout, ou presque, dans le monde, les pauvres  deviennent plus  pauvres, et ceci dans une opulente croissance où les riches deviennent plus riches. Les chiffres ont été publiés dans un best seller récent : il y a  25 ans, les 1% des américains les plus riches possédaient 20% de la richesse du pays, aujourd’hui, les 1% les plus riches possèdent 40% de la richesse. A l’inverse, partout dans le monde occidental, la part du salaire dans le partage de la valeur ajoutée a diminué jusqu’à 10% dans certains cas. On sait la conséquence de ce phénomène : le recours au crédit pour compenser la baisse de capacité d’achat par les salaires, les subprimes, etc. ; la cupidité des financiers, l’effondrement des systèmes de régulations et des valeurs morales ont fait le reste dans la genèse de la crise que nous subissons.

   Un exemple concret d’approche des problèmes

C’est précisément contre ce modèle de développement  capitaliste que le modèle de l’économie résidentielle, en tant que modèle de développement local d’un territoire propose des alternatives. J’aurais même suggérer à Mmes et M les Conseillers généraux de la Martinique, contrairement à leur collègue R. Vaugirard, de suivre de très près cette approche d’économie résidentielle. Tout simplement parce que la Martinique évolue vers un vieillissement de sa population qui devrait l’amener au rang de 2ième département de France pour le nombre de personnes âgées. L’économie résidentielle prend en compte précisément cette gérontocroissance ; et propose la création de structures d’accueil, diversifiées, appropriées face à ce phénomène, et surtout le développement de services à la personne qui soient en rapport. Ces structures et ces services pouvant se rentabiliser, et soulager les budgets des collectivités, si les conditions d’attractivité amènent des séniors retraités d’ailleurs à venir séjourner, de façon permanente ou temporaire dans ces structures. Ces structures n’étant pas uniquement  des foyers d’accueil pour personnes âgées dépendantes. Mais surtout  ces structures, leurs occupants, et les services à la personne qui les accompagneraient devraient stimuler des besoins qui ne seraient pas satisfaits uniquement par des importations mais aussi par des productions locales ; l’économie résidentielle ne se conçoit pas sans une base productive locale diversifiée. C’est même une des trois à quatre formes de développement endogène qu’identifient les théoriciens de ce modèle. Faut-il ajouter que le taux de 37% des personnes âgées du pays qui sont comme on dit pudiquement, en minimas sociaux, c’est-à-dire qui gagnent au environ de 500 euros par mois pour vivre, justifierait amplement que l’on explore, sans tabou, et sans à priori, toutes les pistes pouvant conduire à un mieux vivre pour nos ainés.

« Non développement » et « irresponsabilité collective »

Deux autres notions, ensuite, évoquées par R. V. dans sa grille de lecture de la société Martiniquaise, n’emportent pas non plus notre adhésion : la situation de notre pays serait caractérisée par le « non développement » et « l’irresponsabilité collective ». Je ne sais pas sur quoi se fondent de telles assertions venant de surcroit d’un économiste.  Que certains parlent de mal développement, on peut comprendre qu’ils font allusion à un développement non satisfaisant au regard de critères qu’ils posent. Mais le non développement n’apparait pas à notre connaissance dans les mesures communément admises du développement de la Martinique. Certes, la production intérieure brute par habitant est inférieure de prés de 40%  du chiffre national, on peut convenir que cela n’est pas tolérable pour les citoyens d’un même pays, même si nous sommes à 75% du niveau moyen de nos concitoyens européens ; mais le PIB/Hab de la Martinique marque une telle avance par rapport à bien d’autres territoires dans le monde. Si, R.V. se réfère à l’indice de développement humain, l’IDH, celui de la Martinique est aussi parmi les plus élevés du monde ; alors à quoi correspond, le non développement dont parle R.V. ?  J’aurais bien aimé savoir s’il fait référence à d’autres instruments de mesures, tel que l’indice de progrès véritable, l’IPV, et si ces instruments  permettent de justifier cette caractéristique de non développement.

Quant à l’irresponsabilité collective, j’aurais plutôt tendance à réfuter le « tous coupables », et le « tous responsables ». C’est souvent une manière d’exonérer les vraies responsables de leur culpabilité. Il me semble que pas moins qu’ailleurs une majorité de pères et de mères de familles assument de vraies responsabilités, en mettant tout en œuvre pour loger leurs familles, pour nourrir leurs enfants et leur donner la meilleures éducation qu’ils peuvent ; c’est d’abord cela, être responsable, de mon point de vue. De même, c’est une large majorité, me semble-t-il d’édilités municipales qui essaient de répondre au mieux  aux besoins de sécurité de salubrité, d’approvisionnement, etc. de leurs concitoyens. Cela veut dire qu’il y a, de mon point de vue, des gens qui sont plus responsables que monsieur tout le monde dans certains domaines ; et que face à certains phénomènes, carences ou défaillances il y a lieu de rechercher  précisément les responsabilités et sanctionner les culpabilités reconnues.  On peut comprendre hélas l’impunité dont jouissent certains si cela résulte de notre irresponsabilité collective, laquelle serait  nous dit-on le fait du système.

Voila donc quelques éléments d’observations que nous souhaitions présentés sur la tribune de R. Vaugirard qui réfute, dans l’humeur, sans véritable débats, et  sur des bases très idéologiques, au demeurant respectables, en faveur d’un objectif de développement endogène que nous pouvons partager, une simple analyse, parmi d’autres, fournissant un cadre de diagnostic et des pistes d’actions qui aurait le mérite de partir des réalités nous semblait-il.

                                                                                      Nosel.jose@wanadoo.fr