— par Édouard Glissant écrivain.—
Miguel Marajo. http://www.miguel-marajo.com
Au jour de la commémoration des abolitions de l’esclavage, le 10 mai, date proposée par le Comité pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions et ratifiée par l’ancien président Jacques Chirac, il manquera un élément essentiel à cette commémoration, le Centre national que le même Président avait décidé d’édifier à la mémoire des esclavages et dont il m’avait demandé d’assurer la conception. Une première réflexion, Mémoires des esclavages, portant sur l’esprit d’un tel Centre, sur son organisation, et sur les caractères du lieu qui l’accueillera a été remise à l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin qui en a préfacé l’édition par Gallimard et la Documentation française. Dans le temps que demanda la rédaction du texte, les services du Premier ministre et moi-même avons cherché en commun et pendant des mois un site, un immeuble, un emplacement qui eussent pu convenir à l’usage que nous envisagions, et rien n’a été trouvé, à ma grande stupéfaction.
Il avait été convenu avec ces services que nous continuerions les recherches, en nous appuyant sur les indications techniques exposées à la fin des Mémoires des esclavages, indications que je me proposais de reprendre, en les accompagnant de contributions que j’avais sollicitées de personnes ou d’organisations, antillaises le plus souvent, avec lesquelles j’avais pris contact. Ces reprises devaient être purement techniques, mais comportaient aussi des études et des perspectives pédagogiques menées par un petit groupe d’experts.
C’est alors qu’eurent lieu des changements dans le gouvernement de la France, qui ont entraîné pas mal de retard dans ce programme, les événements de la vie publique et les rotations dans le personnel politique ayant rendu les contacts plus incertains. Je me propose de déposer sur le bureau du Premier ministre François Fillon, qui les attend sans doute, mes recommandations finales en ce qui concerne le bâtiment lui-même, ainsi que les contributions collectées à propos des aspects pédagogiques, et des projets d’archives, qu’un tel établissement nécessite, et que j’ai esquissés dans mon rapport. Mon intention était d’attendre précisément la date du 10 mai 2008 pour déposer solennellement ces divers projets résumés, une petite partie en somme de la conception globale du Centre (auquel il ne manque qu’un site ou un bâtiment pour se réaliser), mais cela n’a pas été possible. Quand ce sera fait, le Centre prendra forme, le gouvernement répondra ainsi au vœu de l’ancien président de la République, Jacques Chirac.
Il est certain qu’une commémoration hors de tout Centre même symbolique peut apparaître comme une parole sans charpente, d’autant que ce Centre, établi à Paris, n’aurait pas pour objet de remplacer d’autres centres ou d’autres organisations, qui existent déjà et qui travaillent déjà (aux Antilles, à Bordeaux, Nantes, La Rochelle, Villeurbanne, et dans combien d’autres villes ou villages, sans compter les innombrables établissements des Etats-Unis, du Brésil, d’Afrique, musées, centres d’enseignement, mémoriaux, installations et sculptures monumentales), mais qu’il aurait pour mérite, d’abord, par sa situation centrale en France, de signifier l’éminente volonté de l’Etat français et son engagement en la matière, ensuite, par l’organisation de son fonctionnement, de réaliser et de promouvoir une synthèse de tout ce qui s’est fait et qui se continue aux Antilles et dans l’océan Indien, lieux privilégiés de la mémoire, et en France même, enfin, par l’examen approfondi des événements célébrés, d’inaugurer des séries d’études et de publications qui à leur tour seraient le lien de tant de diversités de mémoires et l’illustration d’une telle union des volontés.
L’Institut du Tout-Monde (www.tout-monde.com), avec l’aide de Médiapart et de 24 heures Philo, a lancé au début du mois la proposition d’une inédite commémoration nomade et diffractée, en marge des commémorations officielles, non pas seulement pour le jour du 10 mai, mais pour tous les jours de ce mois de mai 2008, afin d’honorer les dates de toutes les abolitions – célébrées ou inconnues, arrachées par les peuples ou reçues d’office – et ceci en public ou en privé, en petits groupes ou en masse, par toutes les sortes de manifestations imaginables et par les formes d’art les plus inattendues qu’il se pourrait inventer. Le centre de cette commémoration serait qu’il n’y a pas de centre, que chaque centre est le centre, mais que le centre s’installe dans la communication elle-même, et que la diffusion dans ces espaces communs nous tient provisoirement lieu de salle d’audition et d’exposition.
Commémoration nomade, parce que les esclavages sont un phénomène généralisé, qu’ils ont couvert de larges espaces du monde occidental, espaces isolés les uns des autres, et qu’il nous faut rapprocher maintenant. Parce que les esclavages modernes ont élargi à la dimension du monde cette calamité, l’adaptant aux exigences des économies clandestines. Nous sommes solidaires de l’Afrique, source victimaire de ce trafic, à qui honneur et respect sont dus, et aujourd’hui, un Africain, parti de Gorée ou de tout autre endroit de désolation de ce continent, ne saurait être chassé, ni ses enfants avec lui, ou refoulé sans examen ni audition publique, en toute indignité, d’aucun pays d’Europe.
Commémoration diffractée, parce que les mémoires ne sont pas identiques, et qu’il faut cependant les rapprocher. Pour n’importe quel peuple ou n’importe quel pays, apprendre le monde, et comment il s’est fait, comment il en est arrivé à son stade actuel (comment par exemple les esclavages y ont indignement mais réellement contribué), est une des plus sûres manières, non seulement de continuer à être libre, mais aussi de participer à la vie d’un monde libre. Les mémoires des esclavages ne sont pas réexaminées pour soulever entre les peuples de nouveaux antagonismes, camouflés ou non, mais pour accueillir des groupes d’humains, hier asservis et qui se sont libérés, dans l’égal partage du passé et de l’avenir des humanités. Cela se dit dans tous les lieux du monde, et nous devons l’entendre.
Dernier ouvrage paru : les Entretiens de Bâton Rouge, Gallimard, 2008.
Libération : vendredi 9 mai 2008
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