Invité par l’équipe de Matnik Solid (Plan d’actions pour le développement de la Martinique).M. Paul Ariès a donné une conférence devant une salle comble.
Voici le mot de bienvenue que lui a adressé Patrick Chamoiseau.
Cher Paul Ariès,
Au nom de la collectivité régionale
de ses agents, de ses élus et de son Président
Permettez-moi d’abord de remercier ceux qui sont venus si nombreux pour vous entendre et discuter avec vous.
Permettez-moi aussi, même si je sais que votre démarche est d’inspiration militante, de vous remercier vous, chaleureusement, d’avoir fait le déplacement, et d’avoir marqué un si vif intérêt pour cette tentative de définition d’une voie originale que nous appelons « Matnik solid ».
Je sais aussi que votre venue parmi nous a été largement motivée par le désir de nous entendre, et de découvrir (comme vous le faites dans les Amériques mais aussi en Afrique et dans bien des pays d’Asie), quelques pistes innovantes, quelques expériences inattendues, quelques surgissements improbables, dont la mise en œuvre, et les effets, pourraient s’avérer valables pour tous, ou à tout le moins partageables par beaucoup d’autres individus ou groupements de par le monde.
Ce soir nous sommes venus pour vous entendre, c’est à dire pour nous enrichir de votre expérience qui est d’une vitalité étonnante et que nous suivons déjà avec grand intérêt depuis plusieurs années. Nous savons qu’il est inutile d’attendre de recette miracle, ni de vérité révélée, encore moins de grand soir ou de lendemains qui chantent. Nous savons que l’alternative globale au capitalisme et à son hystérie financière échappe encore à notre entendement. Mais nous savons aussi que l’urgence est là, et que si la solution définitive est encore inenvisageable, les cheminements intelligents, les tracées innovantes, les dégagements inattendus, les foudres audacieuses, doivent être soigneusement examinées. Nous pouvons espérer que leur partage, leurs expérimentations, leurs accumulations, nous permettra un jour d’atteindre à cette masse critique qui fera la bascule vers un autre monde, un monde où, comme vous le dites si justement, le bien-vivre deviendra un fondement, tout comme (je me permets de l’ajouter) une fréquentation au quotidien de la Beauté.
Je ne suis pas économiste, mais permettez en la matière une interprétation quelque peu personnelle Notre économie martiniquaise s’est structurée dans deux matrices un peu totalitaires. D’abord dans celle de l’habitation-sucrerie esclavagiste et coloniale. Ensuite dans cet immense guichet qui s’est vu institué par la départementalisation. Ce guichet nous a entrainés dans ces accélérations modernisantes, ce niveau bien-être matériel, qui n’empêchent pas le mal-développement, qui ignorent le bien-vivre.
La tragédie est parmi nous depuis des décennies. Un chômage structurel de plus de 20%. Une inactivité des jeunes qui dépasse les 60%. Une mutation très rapide des espaces de pauvreté en des effondrements de misère urbaines et de violences insensées et aveugles. Et une hyperconsommation où le pouvoir d’achat a remplacé les fécondes énergies du désir et de la réalisation pleine et entière de soi. Nous devons changer de Martinique. Nous devons changer de modèle. Nous devons même abandonner l’idée de modèle, pour installer des configurations très ouvertes, très agiles, très adaptables et très fluides, qui relèvent plus de l’écosystème favorisant que des pensées de systèmes ou des systèmes de pensée. Nous devons trouver, d’abord en nous-mêmes, puis dans les expériences qui nous viennent du monde, les voies et les moyens d’une autre économie, c’est-à-dire d’un faisceau d’expérimentations plus culturelles, plus sociales, plus solidaires, mieux circulaires, mieux innovantes, et surtout mieux humaines.
On nous dit que la tragédie du chômage, de l’inactivité, des méfaits de la drogue et de la violence, demande du concret, du rapide, du tangible. Ce qui rendrait dérisoire la prospective ou l’exploration de tracées innovantes. Mais vous le savez mieux que nous : cette tragédie ne sort pas du néant, elle surgit d’un système, elle relève de structures qui sont restées, depuis des décennies, inaccessibles à nos actions concrètes, à nos bonnes volontés auréolée des vertus de l’urgence. Il nous faut donc élargir notre vision, aller aux transformations structurelles, accueillir la complexité, favoriser l’émergence d’un faisceau de logiques différentes et de valeurs susceptibles de porter à l’éveil une autre Martinique. Edgar Morin l’a parfaitement dit : à force sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel.
Et l’essentiel pour nous se trouve dans la transformation d’une Martinique fragile en une Martinique solide.
Nous savons que vous fréquentez cet essentiel. C’est à dire une conception de l’économie qui comporte des valeurs que le capitalisme et ses avatars coloniaux ignorent complétement. Nous savons que ce sont justement ces valeurs qui donnent leur véritable sens à l’idée même d’économie. Nous savons que depuis nos origines, la véritable économie s’est montrée parfaitement liée à la construction des communautés humaines et à l’organisation du meilleur et du plus beau de tous les modes du vivre-ensemble. Votre conférence fait partie de cette intention que nourrit Matnik solid : à savoir : ouvrir la réflexion, tout entendre, tout examiner, activer le débat, tout mettre sur la table, et commencer doucement à nous habituer aux vertiges de ce qui nous semble encore impossible, impensable.
C’est pour tour cela que je vous souhaite chaleureusement, la bienvenue parmi nous.
Patrick CHAMOISEAU
Direction des programmes Martinique 2020. Région Martinique.