— Par Thibaud Croisy (artiste)—
A Avignon, où la liste du Front national est arrivée en tête du premier tour des élections municipales, le nouveau directeur du Festival d’Avigon, Olivier Py, a menacé de délocaliser la grand-messe du théâtre international si le candidat FN était élu. Ce déménagement priverait les Avignonnais d’une manifestation culturelle de grande ampleur mais aussi des précieuses retombées économiques dont la ville bénéficie à cette occasion (20 millions d’euros par an).
Certains observateurs ont vu dans les propos d’Olivier Py une prise de position audacieuse afin de réveiller les consciences citoyennes et de mobiliser l’électorat pour le second tour. D’autres, au contraire, se sont émus qu’un metteur en scène puisse envisager de capituler si vite, de déserter ou de remettre sa démission, comme Olivier Py l’a également annoncé, alors même que la tenue d’un Festival engagé deviendrait plus nécessaire que jamais.
Ce positionnement inattendu a donc ravivé un certain nombre de questions sur l’attitude à adopter face à la montée des extrêmes, et notamment en matière de culture. Par exemple, aurait-il fallu, d’emblée, tenir le discours inverse et déclarer que le Festival ne quitterait pas Avignon, quel qu’en soit le prix, pour s’ériger en inébranlable foyer de résistance et faire entrevoir de nouveaux horizons ?
UNE RADICALITÉ QUI NE S’EXPRIME QUE PAR SURSAUTS
C’est une brèche qu’Olivier Py a tenté d’ouvrir, tout en précisant qu’il serait « inimaginable » de travailler avec une mairie d’extrême-droite et de contribuer ainsi à la banalisation du Front national – ou de lui servir d’alibi.
Qu’on l’approuve ou qu’on la condamne, cette déclaration choc peut être aussi appréhendée comme le symptôme d’un problème plus profond : une radicalité qui ne s’exprime que par sursauts, ne s’incarne que devant des épouvantails (le Front national, les catholiques intégristes) et se livre significativement comme un « coup de gueule » de l’entre-deux-tours, un engagement d’avant la catastrophe.
Alors, l’artiste n’est-il voué qu’à tirer une sonnette d’alarme au moment où le train qu’il conduit est sur le point de dérailler ? C’est la question que l’on est en droit de se poser. Ce tressaillement à l’approche de la débâcle s’inscrit en tout cas dans un mouvement plus général de dépolitisation du paysage culturel et de reflux du militantisme.
Les profils des artistes d’aujourd’hui sont extrêmement variés mais s’ils sont nombreux à créer des pièces, des films ou des chansons dont la dimension politique est incontestable, beaucoup plus rares sont ceux qui revendiquent fièrement un statut d’artiste militant, a fortiori lorsqu’ils détiennent les clés d’un établissement public.
OCCULTER L’HISTOIRE DES FORMES MILITANTES
D’une part, il a toujours été très mal vu de considérer l’art comme un outil ou un instrument au service d’une lutte – et notamment d’une lutte étrangère à la défense de l’art. D’autre part, l’institution scolaire a œuvré avec beaucoup de brio pour occulter l’histoire des formes militantes, sans doute par peur de dérapages partisans, et elle continue encore d’apprendre à des générations entières que le théâtre « à thèse » est un art ignoble, daté, propagandiste, peu innovant et souvent ennuyeux.
Dans le même temps, une grande partie des acteurs de la culture française a largement intégré une conception duelle de la contestation qui consiste à survaloriser l’aristocratie de la critique – sage, mesurée, toujours parée de beaux arguments – et à disqualifier la parole polémique – dissonante, spontanée, agressive, toujours suspecte d’être réactionnaire, de flirter avec les extrêmes ou de tourner à vide.
Aussi, après le bouillonnement des années 1970 et l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, plusieurs metteurs en scène, chorégraphes ou plasticiens « critiques » ont été mis à l’honneur mais on a progressivement marginalisé l’éthos de l’artiste insurgé, combattant, qui soutient les luttes d’émancipation, nomme clairement ses adversaires et prend régulièrement des positions bien tranchées.
A l’heure qu’il est, cette marginalisation est telle qu’en dehors des chefs de partis politiques, l’énergie polémique est tristement accaparée par quelques personnalités prétendument « anti-système » comme Dieudonné, Alain Soral, Eric Zemmour et autres agitateurs du petit écran – ce qui contribue à la mettre encore un peu plus à l’index.
Dès lors, il devient presque inédit de croiser des artistes d’opposition, pugnaces, belliqueux, qui savent aussi s’éloigner du monde de l’art pour prendre la parole sur des sujets qui ne touchent pas directement à leur pratique ou à leur condition. En revanche, bien plus fréquents sont ceux qui s’affolent à intervalles réguliers.
Pour comprendre les raisons de cet engagement à deux vitesses, il faut aussi rappeler qu’en ces temps de crise, le personnel politique s’est massivement éloigné de la chose culturelle.
A Avignon, le Parti socialiste peut se réjouir des déclarations mobilisatrices d’un metteur en scène comme Olivier Py mais à l’inverse, les milliers d’intermittents du spectacle qui ont manifesté contre le nouvel accord sur l’assurance-chômage, particulièrement régressif et fragilisant, ont été assez superbement ignorés par les ténors de la politique.
LIBREMENT S’IMPLIQUER, MANIFESTER, INTERVENIR
Le soir des résultats du premier tour, pendant que le Front national se réjouissait de ses scores historiques réalisés sur l’ensemble du pays, on pouvait voir les images édifiantes d’intermittents anonymes faisant irruption au QG de Nathalie Kosciusko-Morizet – et débarqués manu militari – tandis que le service d’ordre d’Anne Hidalgo usait de gaz poivrés pour repousser d’autres intermittents et précaires qui manifestaient devant son siège.
La fracture entre la sphère politique et celle de la culture est désormais profonde et elle atteint un tel sommet que même le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier affirmait ces jours-ci qu’aucun électeur d’extrême-droite ne « changera d’opinion politique simplement grâce à une pièce » et que « le théâtre ne peut pas s’opposer au Front national » !
Voir un spectacle ne fait pas passer d’un parti à un autre certes, mais sans doute faut-il rappeler qu’un homme de théâtre n’est pas uniquement un artiste condamné à rester sur un plateau mais qu’il est aussi un citoyen qui peut librement s’impliquer, manifester, intervenir, attaquer de manière sauvage ou clandestine.
Ce vent de résignation doit donc interpeller et enjoindre à retrouver une énergie militante, c’est-à-dire durable, offensive, qui se donne les moyens de lutter, porte la contradiction et permette de s’imposer franchement dans le débat. Il devient urgent de faire front, non pas seulement lorsque l’orage éclate mais aussi – surtout – en marge de l’emballement médiatique des campagnes électorales, en ces périodes de calme apparent que l’on appelle « normales ».
Thibaud Croisy (artiste)
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/28/pour-renouer-avec-un-art-militant_4391597_3232.html