— Par Gladys Marivat —
L’auteur de « Texaco » forge son style dans l’univers créole
Avant d’être la source de l’œuvre de Patrick Chamoiseau, la Martinique lui cloua d’abord le bec.
Dans sa trilogie (Gallimard, 1993-2005), l’écrivain, né en 1953 à Fort-de-France, raconte comment il est devenu muet en découvrant qu’on ne parlait pas créole, mais français, à l’école de cette ancienne colonie devenue département français en 1946. Les cheveux gominés, la peau noire et les « r » bien raclés, « le Maître » manque de défaillir à chaque intervention d’un élève. Tout le scandalise : le prénom (Gros-Lombric ? ), « C’est ainsi, je présume,que l’on vous appelle à la maison et dans les bois avoisinant votre case ? »l’accent, la langue, les expressions imagées ( ). « C’est un volêr-dê-poule, mêssié… – Vo… leurr, pas volêr ! »
Le jeune Patrick se replie sur lui-même. Les « Répondeurs » – ce cercle d’auditeurs avec lequel le conteur créole maintient constamment une interaction langagière, et qui accompagne au début le petit écolier dans sa classe – se taisent à leur tour. Puis ils le mettent en garde :Amarre tes reins/et ton français. Pour survivre, l’enfant se réfugiera finalement dans les livres achetés par sa mère, Man Ninotte, puis empruntés en nombre à la bibliothèque municipale. Il optera avant cela pour le détour, dérivant dans l’ « En-ville » sur le chemin de l’école, « drivant » dans les rues, comme le dit le créole.
De ce choc infligé par l’instituteur découleront deux lignes fortes de son oeuvre. D’abord, la quête d’un style à même de contenir l’univers multilingue de la Caraïbe. Une écriture à la lisière de l’écrit et de l’oralité des conteurs créoles (ni enseignés à l’école, ni disponibles à la bibliothèque). L’auteur la cherche depuis son premier roman, « Chronique des sept misères » (Gallimard, 1986), porté par la parole des « djobeurs », ces travailleurs de la survie quotidienne, et jusqu’à son dernier livre paru, Le Conteur, la nuit et le panier (Seuil, 2021), construit comme une « ronde » créole dont il est le conteur et le lecteur, l’auditoire. Le « détour », ensuite, cette notion explorée par Édouard Glissant (1928-2011), et que les pas du petit Patrick semblent déjà expérimenter à travers Fort-de-France : la « drive » s’affirme au fil du temps comme la seule forme littéraire possible pour l’auteur, qui a choisi d’arrêter d’écrire des romans, alors même qu’il a obtenu le Goncourt, en 1992, avec «Texaco » (Gallimard).
Ses livres les plus récents, dont le superbe La Matière de l’absence (Seuil, 2016), tissé autour de la disparition de Man Ninotte en 1999, sont en effet ce qu’il appelle des « saisies narratives »,« des explorations existentielles multiformes et chaotiques ». Ses pérégrinations le montrent en train de marcher à travers la Martinique, pour en remonter l’histoire ainsi que ses souvenirs intimes : Man Ninotte s’affairant dans son jardin créole ; Man Ninotte battant le linge en chantant, puis étendant les draps au soleil, « à l’embellie ». On le voit aussi regarder les traces laissées sur l’île par ses habitants successifs, Amérindiens caraïbes, Africains, Créoles, Indiens, Chinois, Syro-Libanais… et ses éruptions volcaniques. On écoute enfin ses conversations avec sa sœur, « la Baronne », ou avec sa « sentimenthèque »
Chez Chamoiseau, tout entre en relation, se nourrit et se libère. L’ambition de ce qu’entreprend de saisir chaque livre déborde de tout canevas littéraire établi. Nous ne sommes plus dans cette Martinique, aujourd’hui région d’outre-mer français, cartographiée dans la mer des Caraïbes, nous sommes dans un« état poétique dans la langue ». C’est de là que Chamoiseau écrit, c’est sur cela qu’il écrit.« Écrire, c’est faire grandir les mots. Aller à l’inconnu, éclairs nouveaux, étincelles des assonances. Rythmes,sensations, images. L’Écrire, c’est voix-pas-claire », affirme-t-il dans Le Conteur, la nuit et le panier.
Derrière son obsession pour la figure du conteur créole, Glissant. La pensée du philosophe, poète et écrivain martiniquais, dont il fut l’élève et l’ami, irrigue les romans, les essais et le théâtre de Chamoiseau. Ensemble, ils ont écrit des essais, travaillant les concepts de « Tout-Monde » et de « Relation ». Le « détour » selon Glissant explore ce moment qui voit surgir dans les plantations
esclavagistes les premiers conteurs. Ceux-ci ont inventé, avec leur « langage pas clair » (prose faite de ruses et de mystères), une manière de résistance à l’oppression et à la déshumanisation. Patrick Chamoiseau se place dans leur filiation. Créateur de formes littéraires, de mots-valises et de nouveaux imaginaires, il continue d’écrire contre tous les systèmes de domination.
Source : Le Monde du 20/08/2021