Pour n’oublier jamais !

— Par Janine Bailly —

liberation_des-camps-70Le 70ème anniversaire de la Résistance, de la Victoire et de la Libération des camps de concentration, donne lieu actuellement sur tout le territoire à diverses manifestations, tant nationales que locales, rappelant ce que fut la barbarie nazie, et comment on en vint à bout. Les équipes éducatives sont vivement encouragées à s’inscrire dans cet important mouvement commémoratif, « par l’élaboration de projets adaptés au niveau scolaire des élèves, en privilégiant un axe intergénérationnel » (Éduscol, portail des professionnels de l’Éducation)
La Martinique n’a pas démérité puisque ce furent deux cents élèves, venus de plusieurs collèges et lycées de l’île, qui purent assister à la séance organisée ce vendredi 24 avril au cinéma Madiana. Séance passionnante, suivie avec une grande attention, et dans un silence respectueux, par des adolescents avides d’écouter, d’apprendre et d’interroger, auprès de leurs aînés, un passé douloureux qu’ils ont certes découvert en classe, mais qui leur reste peut-être encore trop abstrait ou impénétrable. 
D’abord il y eut la projection du téléfilm documentaire réalisé par Philippe Baron et diffusé pour la première fois en 2013, Le Métis de la République, qui retrace le destin tragique de Raphaël Elizé. 
Né en 1891 à La Martinique, Raphaël Elizé fut élu maire à Sablé-sur-Sarthe, premier homme de couleur originaire des Antilles à accéder à cette fonction, qu’il remplit de 1929 à 1940, et ce dans une province de France encore fortement repliée sur ses peurs et ses préjugés. Vétérinaire de profession, socialiste par conviction, résistant par engagement et fidélité à la France qui avait accueilli sa famille après l’éruption de la Montagne Pelée, il avait su, grâce à de profondes qualités d’humaniste et d’élu progressiste, se faire accepter de la population locale. Mais durant l’occupation, il fut, à la demande de la Kommandantur, destitué par le gouvernement de Vichy qui ne voyait pas d’un très bon œil un homme de couleur occuper le poste de maire. Dénoncé en septembre 1943 et arrêté par la Gestapo, il fut déporté au camp de Buchenwald où il mourut, avec d’autres prisonniers politiques, sous les bombardements alliés, en février 1945. Philippe Torreton prête sa voix au narrateur, et cette façon de dire le commentaire, grave et sérieuse sans être compassée, vient renforcer le poids des images. Des témoignages d’historiens et de membres de la famille complètent ces images d’archives afin de dresser un juste portrait de l’homme valeureux que fut Raphaël Elizé. Retenons celui de ce neveu, qui, pour aider Raphaël et son épouse Caroline à oublier la mort prématurée de leur fille unique, leur fut confié et qu’ils élevèrent avec amour. C’est en sa compagnie que nous faisons à Sablé la visite émue de la maison bourgeoise que le couple habitait. 
Après une courte pause, tous reprirent place sans se faire prier pour accueillir, venus tout exprès de France, deux témoins exceptionnels, deux « orphelins de la Shoah », présidents de l’association « Mémoire et Vigilance des Lycéens », Arlette et Charles Testyler, ce dernier ayant tenu à être présent malgré des problèmes de santé à son arrivée sur l’île. La première, Arlette prend la parole, une parole claire, nette et généreuse, pour un récit criant de vérité, qui met en parallèle son histoire personnelle et l’histoire du monde, prouvant s’il en était encore besoin qu’un peuple qui déporte « les enfants aussi » est un peuple au paroxysme de la barbarie et de la déshumanisation. Par des détails émouvants, cette petite dame frêle et décidée capte et retient l’attention de toute la salle. Et si elle nous rappelle ce que furent l’horreur et l’ignominie de ces sombres années, si elle ne peut passer devant la gare d’Austerlitz sans revoir les wagons où l’on entassait les Juifs pour les mener vers les camps de la mort, elle sait aussi donner à la jeunesse, par son ouverture d’esprit, par sa simple présence au monde – elle est une des dernières rescapées de la rafle du vélodrome d’hiver à Paris – une belle leçon d’espoir et de vie. 
Petite fille de neuf ans, elle est arrêtée avec sa mère et sa sœur le 16 juillet 1942, premier jour de la rafle du Vél’ d’hiv’, alors que son père a déjà été déporté et mourra à Auschwitz. Elle raconte les femmes à bout de nerfs, les bébés qui ne peuvent plus être changés, l’odeur, la saleté, le sang, les suicides, des « images dantesques ». Puis ce sera l’internement au camp de Beaune-la-Rolande, d’où les trois femmes réussiront à sortir, après quoi les fillettes seront cachées à Vendôme, en Touraine, au milieu d’autres enfants juifs, dans une famille pauvre mais chaleureuse et accueillante. Mais, petits sourires au milieu du drame, ces anecdotes : un jour, un soldat allemand prend la fillette dans ses bras, lui demande son nom, elle répond « Arlette », et, comme il insiste, « Arlette comment ? », elle ajoute afin de ne pas révéler son vrai patronyme, « Arlette tout court », après quoi cet homme la croisant ne la saluera plus que d’un « Bonjour, Toucour ». Quant au prêtre de l’église voisine, lui-même plus tard déporté, il l’appelle afin qu’en secret elle cueille et mange les fraises de son jardin !
Mais Arlette rend aussi hommage aux Français qu’on nommerait aujourd’hui des Justes, à cette institutrice qui, le jour où il fallut porter l’étoile jaune, cousue par la maman « à points si serrés qu’on n’aurait pas pu y passer un doigt », tint ainsi sa classe en respect : « Si j’entends une seule réflexion à l’encontre des petites filles portant une étoile, vous êtes toutes punies et renvoyées ». 
Vient ensuite le tour de Charles, son mari, qui, avant d’évoquer sa tragédie personnelle, retrace pour nous cette période si cruelle pour les Juifs de Pologne. Comme tant d’autres, alors qu’il n’a que quinze ans, Charles/Szlamek et sa famille sont déportés, à l’exception du fils aîné qui avait quitté le ghetto. Son père, sa mère, sa petite sœur sont gazés à Auschwitz-Birkenau. Lui-même ainsi que son frère Yossélé survivent au passage dans sept camps de travaux forcés rattachés aux complexes d’Auschwitz et Gross-Rosen. Un martyr qui durera trois longues années, de 1942 à 1945, temps si douloureux passé à accomplir divers travaux sous la botte nazie, le plus horrible étant sans doute ce jour où on demande à l’adolescent de ramasser les cadavres des malades morts du typhus. C’est un monde inhumain qui se dessine, un monde où l’on survit grâce à un quignon de pain, où l’on subit humiliations et sévices, un monde de longues marches ou d’attentes interminables, peu vêtus et pieds nus dans la neige et le froid glacial, un monde où les humains sont traités comme des bêtes et tenus à des obligations dénuées de tout sens. 
Pour prolonger cette incursion dans la mémoire si vive de Charles et Arlette, il nous est possible de lire leur histoire, faite de ces deux destins croisés, dans « Les Enfants aussi ! », livre nécessaire et incontournable à une époque où renaît le spectre de la « bête immonde »(éditions Delattre). 
 
Merci à tous ceux qui ont permis quait lieu ce moment de partage et de transmission, merci aux enseignants présents dans la salle, et aux enfants qui se sont si bien comportés ! 
 
PS : Organisateur : ODAC 972
Partenaires : FAA – Ligue des droits de l’homme /section Martinique–  cinémas Madiana – Association culturelle Israélite de la Martinique (ACIM) – Association des mutilés et blessés de Guerre – M. BUISSET, président national de l’UFAFACVG – M. CARBETY président des anciens combattants – correspondant Défense – des Trois Ilets
 
Janine Bailly, Fort-de-France, le 26 avril 2015