Le théâtre pour la jeunesse est un genre à part. En même temps, il n’est vraiment réussi que s’il séduit autant les parents que leurs enfants. C’est le cas de cette pièce de Geneviève Billette, jeune auteure québécoise, qui a séjourné au printemps dernier en Martinique où elle a animé des ateliers d’écriture au profit de nos écrivains en herbe, à l’initiative de l’association ETC Caraïbe (Écriture théâtrale contemporaine en Caraïbe). Ce fut l’occasion d’une soirée mémorable à la bibliothèque universitaire où l’on découvrit des extraits de sa pièce, déjà présentés alors par Astrid Mercier et Éric Delor. Ces deux comédiens sont désormais associés au sein de la compagnie Rézylians (un nom sans rapport aucun avec la polémique récente suscitée par la visite de Boris Cyrulnik, apôtre de la résilience).
« Le petit prince et les gros nounours », on pourrait résumer ainsi l’argument de la pièce. Le jeune Marcus se matérialise soudainement à la fenêtre de Sacha, pourtant située au troisième étage d’un immeuble : le procédé est donc tout aussi magique que celui qui fait atterrir le héros de Saint-Exupéry au milieu du Sahara – Quant aux gros nounours, ils sont la hantise de Sacha, gardien au zoo de la ville (qu’on suppose être Montréal). Entre Marcus et Sacha, deux êtres solitaires en mal d’amour, se noue immédiatement une relation très forte. Mais Sacha est si préoccupé par ses ours (parce qu’ils n’arrivent pas à hiberner cet hiver-là comme ils le devraient) qu’il lui arrive de négliger Marcus, devenu de facto son fils adoptif, lequel ne manque pas d’en souffrir, et même de s’en inquiéter car il a la hantise, lui, des services sociaux qui pourraient l’enlever au père qu’il s’est (enfin) trouvé.
Le texte est à la fois émouvant et drôle, il évoque adroitement des problèmes réels – qu’ils soient d’ordre affectif ou social, concernant les enfants aussi bien que les adultes – tout cela dans une ambiance en demi teinte, poésie et nostalgie mêlées (1). Cela étant, la pièce n’est pas si facile à monter, en particulier parce qu’elle est faite d’une succession de scènes courtes, ce qui pose la question pratique de savoir comment passer de l’une à la suivante sans casser le rythme. Une question qu’Éric Delor – qui s’est chargé de la mise en scène – n’avait pas encore parfaitement résolue lors de la première, ce qui donnait l’impression, par moments, d’un spectacle patinant un peu (et pas de ce genre de patinage qu’on pratique sur les bassins gelés du port de Montréal !). En dehors de ce défaut – auquel on pourrait sans doute remédier assez facilement en sollicitant différemment la musique et les éclairages – le spectacle séduit d’abord par un jeu des comédiens à la mesure de leur talent. Éric Delor est tout-à-fait crédible en interprète de Sacha, un homme plein de bonne volonté mais dépassé par ses problèmes tant professionnel que personnel (sa compagne l’a abandonné). Quant à Astrid Mercier, elle réussit à nous convaincre qu’elle est devenue Marcus, ce garçonnet intelligent, vif, souvent drôle, et pourtant angoissé. Peut-être pensera-t-on qu’elle en rajoute en peu, que son interprétation tend parfois vers la caricature, mais il fallait cela pour éviter toute ambiguïté quant aux sentiments de Sacha envers Marcus, un homme adulte et un petit garçon liés seulement par un amour absolument normal, celui qui doit exister entre un père et un fils.
Le dispositif scénique est un autre élément qui contribue incontestablement à la réussite du spectacle. Il est divisé en deux parties. D’un côté l’appartement de Sacha avec une fenêtre donnant sur l’extérieur, de l’autre côté un demi-cylindre translucide ouvert vers la salle, qui peut tourner pour recouvrir la moitié « appartement » du décor, lequel devient alors, grâce à un jeu de projections, la cage aux ours. Mais l’apport de la vidéo est surtout réussi, nous a-t-il semblé, quand celle-ci nous montre ce qui se passe de l’autre côté de la fenêtre, à l’extérieur de l’appartement donc. On se demande souvent, au théâtre, à quoi sert la vidéo, plutôt une concession à la mode qu’une nécessité. Ce n’est pas le cas ici. D’abord il est important, à un moment de la pièce, de pouvoir montrer aux spectateurs la cage avec les ours (et Sacha et puis même Marcus) à l’intérieur. Quant aux projections qui se situent derrière la fenêtre, elles n’ont pas qu’un rôle pratique – dans la mesure où les variations météorologiques interviennent dans le texte –, elles contribuent pour une part non négligeable à la dimension poétique de cette production des Ours dorment enfin.
Au CMAC, Fort-de-France, les 23, 24 et 27 novembre 2012.
Selim Lander, 24 novembre 2012
(1) Le texte est publié aux Éditions Lansman.