Petit rappel, en guise de non-salut à M. Manuel VALLS
— Par Patrick CHAMOISEAU —
De la création d’un ministère de l’identité nationale et de l’immigration, en passant par les nationalités révocables et le bannissement collectif des Rom, se dessine en France un effondrement éthique d’une ampleur sidérante.
Une indécence majeure qu’aucun bénéfice politicien ne saurait justifier.
De très vieilles ombres sont de retour et nous fixent sans trembler.
Dès lors, il ne s’agit même plus d’administrer une identité nationale, il faut maintenant lui infliger une purification, d’où ces déchéances de nationalité qui viennent parachever les charters, les camps de rétention et les procédures expéditives où les juges, garants des libertés, se font indésirables.
Si le présent que nous vivons n’interroge pas l’oubli, s’il n’est pas effervescent d’amour, de respect, de dignité, et d’une éthique vivante, notre futur peut se retrouver envahi de passé. L’éthique vivante n’est pas cette morale bien commode qui pose des à-priori de valeurs que l’on peut déposer en marge de sa conscience pour servir d’alibi à la dérive de nos actions. L’éthique vivante est faite de relation à l’Autre, elle est en relation à l’Autre. Elle nourrit le vœu de se réaliser dans l’Autre, et aspire à ce que l’Autre se réalise en nous.
L’éthique vivante n’est constituée d’aucune armure de valeurs immobiles.Elle est disponible pour la rencontre, et l’expérience, et l’événement de l’Autre. Elle sait que l’imprévisible, même l’impensable de l’Autre, sont l’unique manière de ne rien perdre des richesses potentielles du donner perpétuel, du recevoir constant. C’est ainsi que la Relation ouvre le futur aux grandes fécondités. C’est ainsi qu’elle assure au présent son degré indispensable d’amour, de partage, de juste fraternité, et son souci de la moindre différence. C’est ainsi qu’elle ouvre à notre devenir l’appétit le plus vaste pour la diversité.
Et parmi ces diversités dont nous avons besoin –– nous dont l’imaginaire est désormais appelé
à une errance au monde –– nous devons aujourd’hui célébrer l’éclat du nomadisme.
La vieille rivalité entre « sédentaires » et « nomades » (que réactive jusqu’à l’absurde l’obsession d’une « identité nationale ») fait que tout ce qui n’est pas sédentaire nous a toujours semblé dérangeant et dangereux. Notre vieil imaginaire n’a de cesse, dans toutes les régions de toutes les rives d’Europe, et en France encore plus, de rendre aux nomades la vie bien difficile, et souvent invivable.
Le passé de l’Europe est émaillé de ces atteintes à la culture nomade, qui persistèrent sous tant de formes et de formulations. Des régimes d’exception aux livrets de circulation, en passant par les tentatives eugénistes visant à la protection scientifique de la race, jusqu’à ces enfants qui furent jetés dans des hôpitaux psychiatriques, ou placés de force dans des familles d’accueil chargées de les civiliser. Cet éventail de tracasseries servit d’introduction à toutes sortes de camps d’internement, lesquels précédèrent de peu ceux de la déportation ou les recours au génocide que mirent en œuvre de sombres régimes autoritaires.
Avec un tel passé, on comprend que les pauvretés sociales et humaines que l’on peut retrouver dans certains groupes de ces gens du voyage, n’est nullement consubstantielle de leur nature ni de leur nomadisme. Elles proviennent des conditions qui leurs sont faites durant des millénaires par des sédentarités qui se disent « civilisées », et qui ont tant chanté l’idée des Droits de l’Homme.
Toutes ces déviances et chapardages qui servent aujourd’hui de prétexte à leur bannissement collectif, aux rafles et aux charters, ne sont que la résultante d’une résolution ancestrale à les voir disparaitre ! Or, en ces temps écologiques, la culture nomade n’est rien d’autre qu’une richesse. Elle suggère que la terre n’appartient à personne. Elle exprime que la terre est en partage pour tous, et que l’on devrait s’y déplacer librement, sans contraintes. Les cultures nomades sont mieux adaptées à ces « identités ouvertes » qui sont une des soifs du monde contemporain. Elles ont déjà cette avance qui autorise à prendre en compte non pas une Nation, un territoire et des frontières, mais un ensemble-monde à partager et sauvegarder ensemble, dans le respect et dans la dignité de tous.
Le nomadisme, vieil amant de la terre, considérant toute possession comme avilissante, n’est pas un archaïsme ; il est au contraire devant nous comme un astre oublié, une origine à retrouver ! Une Europe qui ne saurait l’intégrer à son imaginaire est une Europe qui se condamne aux garrots des frontières sans âme, à la réfraction des impasses symboliques, et à la fascination stérile pour les murs, les forteresses et les remparts !
Avec une prise en compte décente des cultures nomades, l’Europe montrerait qu’elle n’est pas simplement une Europe de puissance, de sociétés de marchés, de banquiers impudents et de financiers arrogants, mais un espace d’humanité en devenir qui imagine sans prééminence ni orgueil un autre monde possible !
Nous nous composons autant de ce que nous avons que de ce qui nous manque. Nous sommes tissés autant de ce que nous avons su sauvegarder que de ce que nous avons laissé offenser, détruire ou abîmer. C’est par là que notre futur nous guette, je veux dire : que notre avenir nous exauce ou nous frappe.
Ainsi, chaque fois qu’un possible humain se voit avili d’une manière quelconque, ce sont tous les possibles humains qui s’en trouvent menacés. Les ombres sont aveugles : elles portent une atteinte sans partage à tous les horizons. Elles bondissent sans limites chaque fois qu’une lumière s’est affaiblie, ou s’est éteinte, c’est-à-dire qu’une vigilance –– la tienne, la mienne, la nôtre –– s’est mise à vaciller. Et si nos convictions sont faibles, que notre indignation perd de ses innocences et de sa folle jeunesse, alors toute les lumières chancellent : ce sont alors les ombres qui se renforcent et nous fixent sans trembler.
Nous avons perdu l’énergie vivifiante des explorateurs. Nous souffrons du tourisme qui ne fait que dénaturer le voyage. Nous reste, comme possible extension, le minerai de l’errance que conservent si vaillamment les cultures nomades.
L’errance nous ouvre aux imaginaires des peuples qui se touchent, qui s’emmêlent, qui construisent à même l’étoffe des désirs et des rêves, un monde autre qu’il nous faut habiter.
L’errance fréquente un incertain renouvelé, comme un pari sur le maintien des longs émerveillements, c’est ainsi qu’elle nous offre l’irruption bienheureuse de l’imprévisible, l’éblouissement toujours fécond de l’impensable, avec parfois la chance d’y surprendre les bouleversements de la beauté.
Là où l’errance effleure, affleure, préserve et goûte avec sobriété, l’esprit sédentaire conquiert, renverse, exploite, épuise.
Là où l’esprit sédentaire arrache, empoigne, emporte ; l’esprit nomade ne déracine aucun possible ; il se contente d’en extraire des rencontres, d’en forger de multiples expériences, et de les réunir dans l’amitié des chemins et des vents.
Là où l’esprit sédentaire ordonne aux démesures du monde, l’esprit nomade va tenter de les vivre sans conquêtes et sans dominations, et cette simple ouverture nous libère déjà de bien des fixités, et nous dégage continûment un souffle d’espérance.
Seule l’errance permettra à nos histoires antagonistes de se rencontrer, à nos mémoires exclusives de se renforcer mutuellement, à nos luttes égocentriques de s’inscrire dans l’archipel des solidarités.
Seule l’errance sait que le jour et la nuit cohabitent dans les pulsations du vivant ; que les espaces et les temps se superposent et s’accumulent dans les circulations insatiables de la vie ; que dans le miroitement de leurs passés, les horizons de leurs présents, toutes nos cultures sont solitaires –– mais solidaires de ces constellations où se rejoignent les paysages de notre destin commun.
Pour tous, au nom de tous,
nous réclamons l’errance,
comme un possible,
comme une chance
et comme un droit imprescriptible.
Patrick CHAMOISEAU
Discours du lundi 8 novembre. 2010 – Petit théâtre du TNP –
Avec le concours de la Maison des Passages.