— Par Patrick Chamoiseau —
Il ne s’agit pas d’opposer une contre-économie au tout-économique capitaliste, de la colère à l’arrogance fasciste ou de la véhémence apeurée à sa haine. Il s’agit de se mettre poétiquement du côté de la vie.
En cette angoisse où l’extrême droite se rapproche du pouvoir, il est utile que toute conscience progressiste ajoute à l’idée du Faire Front populaire celle d’un Faire Front poétique. La Gauche française, en quête de ferveur unitaire, invoque un passé glorieux : le Front Populaire (1936), et, en filigrane, l’esprit du Conseil National de la Résistance (1943). Ce dernier a su combiner diverses forces politiques pour jeter les bases très humaines d’un État-providence. Le Front Populaire a, quant à lui, imaginé d’inouïes audaces sociales : congés payés, réduction du temps de travail, droits syndicaux…
Ces moments rappellent aux Français que l’intelligence collective transversale peut sublimer un désastre par des élévations humaines. Cependant, notre monde a changé. Les défis actuels exigent de cultiver sinon la nostalgie, du moins le sel de ces périodes : l’effervescence d’une créativité.
La réponse économique
La Gauche française semble répondre à la montée de l’extrême droite en s’entourant d’économistes. L’économie demeure pour elle solaire. La domination capitaliste (avec son dogme du profit économique maximal) est à l’origine des précarités structurelles, pauvretés et misères, qui nourrissent l’anxiété populaire. Il est urgent d’y répondre par des mesures telles que l’augmentation immédiate du SMIC, la taxation des superprofits, le retour des services publics, l’annulation de la loi sur la retraite… toutes provendes capables d’oxygéner une justice sociale. Cependant, organiser la lutte de fond contre l’extrême droite autour de cette seule dimension matérielle serait une folie. Le néo-libéralisme et l’extrême droite peuvent eux aussi faire preuve de compassion sociale stratégique.
Le capitalisme protéiforme a réduit l’humain à son pouvoir d’achat. Partis, syndicats, comités, médias libres, instances de médiations ou de service public, ont été dégradés. La chaîne d’autorité vertueuse qui animait les vieux tissus sociaux (depuis les institutions jusqu’au cadre familial) s’est vue invalidée sous les priorités du Marché. Le travail, autrefois source d’accomplissement individuel par un arc-en-ciel d’activités, a été réduit à un « emploi » monolithique, besogne maintenant précaire, dépourvue de signifiances, qui avale sans ouvrage les exaltations de la vie. Dès lors, cet affaiblissement de l’imaginaire (noué aux précarités existentielles) abîme les individuations en individualismes. Il entretient une peur constante de la déchéance sociale. Il cherche des boucs émissaires, et nourrit des réflexes du rejet de l’Autre, du repli sur soi, de crispations inamicales dessous les vents du globe, avec des hystéries racistes, sexistes, antisémites ou islamophobes, habitant de grands désirs devenus tristes… A cela s’ajoute une raréfaction de la rencontre avec de puissantes stimulations culturelles qui ne relèveraient pas de la simple consommation. Ces involutions néo-libérales génèrent un obscurantisme diffus, sans rêves, sans combats, sans idéaux. Les prépotences moyenâgeuses, les trumpismes démocratiques et les boursouflures de l’extrême droite, y fleurissent. Ce maelstrom hallucinant ne saurait se conjurer sur le long terme par des mesures d’économistes, ni être minoré face aux immanences écologiques.
La nouvelle gauche
Edgar Morin a perçu la complexité de ce défi et appelle à une Gauche plus exaltante(1) . Celle-ci embrasse les dimensions éco-sociales, mais enveloppe, de manière tout aussi intense, les aspirations culturelles, symboliques, spirituelles. Elle est laïque et déserte l’écueil du rationalisme, du technocratisme ou de l’économisme, pour une humanisation continue de l’Humain. Elle œuvre aux solidarités des « Nous » qui se rejoignent dans du commun, aux reliances mutualistes de la diversité acceptée, à l’écologie intégrale, à la justice sociale sans frontières, et à la quête de sens ontologique… Elle propose une méta-civilisation, riche de toutes les civilisations, où la qualité de la vie prime les entassements consuméristes ; où l’épanouissement humain devient le cœur du Politique ; où la Terre s’exalte en « Patrie fragile et partagée » d’un tragique sublimé. Le capitalisme ne dispose que de valeurs sommaires. Il n’a rien à opposer à celles tout aussi sommaires de l’extrême droite. Cette Gauche nouvelle (post communautés, post colonialiste, post capitaliste, post hégémonie occidentale) disposerait, elle, d’une éthique complexe, vaste, permettant à chacun de s’accomplir dans l’en-commun d’un monde ouvert qui ne serait plus à craindre. Elle porterait bien mieux qu’un souffle. Une poétique de la Relation.
Le poétique humain
Depuis nos terres antillaises, encore échouées sous des vestiges coloniaux(2) , nous entendons cet appel. Une telle Gauche ne saurait tolérer que des peuples-nations soient encore déresponsabilisés dans un sigle « Outremer ». Le passé de nos pays, marqué par le génocide Kalinago, les plantations esclavagistes, la réification du vivant, nous offre l’archive glorieuse de nos ancêtres. Tombés de l’Afrique, tombés du monde, ils ont opposé à cette domination existentielle (aussi totale que celle du capitalisme d’aujourd’hui), le couperet sans concession du marronnage, mais ils l’ont soutenu par une effervescence poétique, créative et joyeuse… Dessous la mort symbolique de la négation, ils ont projeté l’enthousiasme du vivre, la danse, la musique, la joie, l’amitié, le manger, le boire, la parole individuelle et collective dans de longues veillées nocturnes et des rondes ingénieuses. Ils ont ainsi donné naissance à Césaire, à Fanon, à Glissant… et largement ouvert la voie aux esthétiques contemporaines.
Les plus créateurs d’entre eux auraient auréolé tous les moments de la démocratie d’une couronne poétique. Ils en auraient fait des lieux politiques vivants, où le Boléro de Ravel pourrait côtoyer le So What de Miles Davis ; où les glossolalies des slameurs viendraient se nouer aux lectures des poètes ; où les banquets républicains (appelés de nos vœux) rassembleraient toutes les humanités envisageables. Les moments de vote, les lieux de réunions, ne seraient plus des espaces sévères, mais l’occasion d’une fête multiculturelle sacralisante. Le temps du geste démocratique deviendrait (à l’instar de la Fête de la musique), un moment d’enthousiasme créateur. Car il ne s’agit pas d’opposer une contre-économie au tout-économique capitaliste, de la colère à l’arrogance fasciste ou de la véhémence apeurée à sa haine. Il s’agit de se mettre poétiquement du côté de la vie, dans un monde de culture et de Beauté que les fascistes ne peuvent même pas imaginer.
1 – Ma gauche. Edgar Morin. Ed. Les Pérégrines. 2013.
2 – Voir Faire-Pays, de Patrick Chamoiseau. Editions Le Teneur.