— par Roland Sabra —
« la prescription première du politique doit être la reconnaissance du particulier de l’altérité comme moment de l’universel de la citoyenneté. »
François Wahl
La Martinique importerait elle outre des marchandises, des conflits européens? Comment se fait-il que le conflit du Proche-Orient structure aujourd’hui la vie politique non seulement en France mais aussi en Martinique? L’émotion soulevée par la guerre du Liban en juillet 2006 débordait largement le cadre habituel de la sphère politique dans laquelle se déploient les protestations convenues de l’Association France-Palestine. N’a-ton pas vu des lycéennes que rien ne prédisposait à l’action militante s’émouvoir au point de demander dans leur établissement l’organisation de débats sur le conflit?
La réponse la plus communément acceptée est celle de la montée du communautarisme comme l’analyse avec brio Michel Feher dans un article de l’ouvrage passionnant écrit sous la direction de Didier et Eric Fassin, publié à la Découverte et qui s’intitule : « De la question sociale à la question raciale ».
Dans un monde marqué par la mondialisation et le risque d’uniformisation des modes de vie qui l’accompagne, on assisterait à un repli identitaire sur des communautés de proximité seuls vecteurs d’une construction identitaire autonome. Montée donc des communautarismes qui menacent la République avec un R majuscule. Une des caractéristiques principales de ce que l’on appelle le modèle français est d’ accorder aux individus que l’on intègre ce que l’on refuse aux communautés. Or ce modèle semble en crise, ou du moins il fonctionne nettement moins bien dans une période de chômage que pendant les trente glorieuses pour ne s’en tenir qu’à une période récente. Le travail est un intégrateur d’une grande efficacité. Il est pourvoyeur non seulement de revenus, donc de droits de créances sur la richesse produite mais aussi de relations professionnelles, de relations sociales en un mot d’identité.
Les ratés du modèle intégrationniste républicain ont pour symptômes diverses manifestations que l’on peut essayer de classer en fonction de leurs origines identitaires mais surtout du discours causaliste qui les soutient.
Les populations d’origine arabe, confrontées à des difficultés de vie se singulariseraient par des pratiques religieuses musulmanes remettant en cause le principe de la laïcité et par des comportements de colonisés à l’intérieur même de la République selon un processus identificatoire dont le modèle parfait serait celui du peuple palestinien.
Les membres de la communauté israélite, marquée du trauma indélébile de la Shoah, seraient conduits à soutenir inconditionnellement non pas l’existence de l’État d’Israël, ce qui serait tout à fait compréhensible, mais par glissement, la politique des divers gouvernements israéliens, ce que tout une partie de la population israélienne ne fait pas loin s’en faut engagée dans les combats pour « La Paix maintenant ».
Un autre discours valide les deux précédents en y ajoutant que d’autres populations issues d’Afrique ou des DOM, soutiendraient une éternelle plainte adressée à la France et toujours actualisée pour les pages sombres de son histoire : Le Code noir, les ratés de l’abolition de l’esclavage, Vichy, la guerre d’Algérie. Il y aurait de la part de ces populations un refus d’intégrer un pays qui serait dans une dette infinie vis à vis d’elles-mêmes.
Discours concurrentiels qui génèrent soit l’envie haineuse, comme l’a si bien montré Jeanne Wiltord à propos de R. Confiant, de ceux qui estiment que l’esclavage et les crimes contre l’humanité qui lui sont consubstantiels, sont scandaleusement sous-évalués par rapport au génocide des juifs, soit la jalousie obsessionnelle de ceux qui craignent au contraire une banalisation de la spécificité de la Shoah.
Trois discours qui relèvent peut-être de deux modèles heuristiques qu’il convient de présenter.
Le modèle de la domination
Un des grilles de lecture les plus banalisées du monde actuel est celle héritière de la tradition marxiste, encore bien vivante en France et dans ses ex et néo-colonies. Le paradigme en est la domination. Domination d’un modèle de développement économique, celui de l’Occident, dont la figure la plus « haïssable » est celle des États-Unis, puissance impérialiste s’il en est. L’impérialisme stade suprême du capitalisme se définit comme une tentative de négation externe, à la périphérie, le colonialisme, de contradictions internes au centre, accumulation du capital et baisse tendancielle du taux de profit. On ne discutera pas de la validité de la thèse il s’agit seulement de repérer ici qu’elle figure comme modèle identifiant la menace la plus sérieuse qui pèse sur le monde actuel. La version paroxystique de la domination est l’esclavage, la domination militaire étasunienne et le néo-colonialisme en sont les facettes les plus visibles et les plus récentes.
Ce qu’il faut surtout noter c’est que les tenants de la domination estiment que celle-ci subsume tous les autres types de conflits qui peuvent surgir ou travailler les sociétés. Par exemple il n ‘y aura de véritable libération des femmes que lorsque le monstre sera vaincu, de même toutes les autres luttes d’émancipation, concernant les diverses minorités opprimées n’auront de fin heureuse qu’avec la disparition de l’Empire du mal. La domination des femmes en Occident ou leur statut de marchandise est analogue à celui des populations des pays colonisés. Les homo-sexuels (elles) quand leur penchant n’est pas le résultat d’un travail de perversion du Mode de Production Capitaliste ne s’émanciperont qu’après le renversement du système de domination qui les aliènent. L’urgence du combat est telle que ces luttes secondaires peuvent être vécues comme des diversions qui détournent les forces combattant la domination impérialiste de leur objectif principal.
Le racisme quant à lui ne peut être que la résultante de ce système, il est donc à sens unique, des dominants vers les dominés. Son essence est fondamentalement occidentale dans la mesure où l’occident est la zone géographique de naissance de la bête immonde qui tente d’étendre son emprise sur le reste de la planète. Qui a inventé les génocides? Les pogroms ? L’occident! Les colonisés ne peuvent en aucun cas être racistes. Ils ne sont que victimes comme le confirment les discours « victimaires » et univoques. Fanon a tort lorsqu’il affirme que « Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir un persécuteur. » Les génocides, les assassinats de boucs émissaires, sont donc des inventions réelles certes mais avant tout des inventions occidentales. Le génocide est un dévoiement de luttes qui n’ont pas trouvé leur objectif réel. La cause ultime du génocide rwandais est par exemple la baisse du cours des matières premières imposée par les marchés internationaux dominés par quelques multinationales, de même que la déportation et le massacre des musulmans bosniaques est, in fine, la conséquence des mesures d’austérités imposées par le FMI à l’ex-Yougoslavie.
Ce réductionnisme « économiciste » se décline dans une version politique encore plus simpliste. D’un coté Tsahal, l’armée israélienne est posée comme égale au gouvernement israélien, lui même égal à la totalité du peuple israélien, lui même égal à l’ensemble des juifs israéliens ou non. D’un autre coté Bush est posé comme égal au peuple étasunien lui-même égal au capitalisme US qui se trouve être la puissance dominante absolue. Si Bush soutient Olmert c’est donc que les juifs du monde entier sont sinon au service de la domination étasunienne tout au moins les alliés, voire les représentants des intérêts de la puissance dominante.
Mémorial du génocide rwandais.
KIGALI, Rwanda (AP) – Les Rwandais ont recensé au moins 761000 personnes ayant participé au génocide de 1994 où près d’un million de personnes ont été massacrées en l’espace de cent jours, a déclaré, lundi 14 mars 2005, un responsable rwandais.
La tentation du bouc émissaire
Il existe un autre modèle heuristique, celui de la tentation du bouc émissaire. Regardez deux enfants de deux ans dans une crèche avec chacun le même jouet et constatez qu’au lieu de jouer chacun avec leur jouet ils vont se disputer pour un seul des jouets, comme si le désir n’était que mimétique. Cette mimésis acquisitive, celle de René Girard, nous fait désirer que ce qui est nous est désigné comme désirable. On apprend de l’autre, en imitant l’autre, de cet apprentissage naît un savoir c’est-à dire un pouvoir que nous nous empressons d’exercer à l’encontre de celui qui nous l’a transmis, dans une confrontation inter-subjective marquée du sceau de l’imitation absolue de l’autre et qui vise à le faire disparaître en tant qu’autre. Expérience vite insupportable que font tous les enfants pris au jeu de l’imitation, de la répétition de tous les dire possibles quand le camarade de jeu s’ingénie à répéter strictement à l’identique toutes les paroles prononcées, expérience menaçante de la rencontre avec le double toujours annonce de mort, dont il reste quelques traces dans la superstition du miroir brisé et des sept ans de malheurs qui le suivent, ou dans le rite de ces mêmes miroirs voilés lors d’un deuil. Évitement d’un reflet du mort annonciateur d’un second décès. La liste est longue, des jumeaux mis à mort au mythe faustien, des menaces sur l’identité que fait peser la confrontation au double. Otto Rank, le compagnon de Freud en établira une liste non-exhaustive dans son ouvrage de référence, « Don Juan et son double » .
Qu’on appelle cela comme on voudra, paranoïa primitive et constitutive de l’identité, introjection de bons objets, projection de mauvais objet ou bien que l’on évoque sur un autre registre le fait que « chaque conscience poursuive la mort de l’autre » etc. toujours est-il que nous n’avons de pires ennemis que nos ennemis intimes, ceux que nous connaissons bien parce qu’ils nous ont constitués, parce que nous les avons « internalisés ». On sait la dimension de folie qui se cache dans l’impératif biblique d’aimer son prochaine comme… soi-même!
Il existe donc une violence mimétique, constitutive du lien social, qu’il faut canaliser dans des activités qui la détournent vers des fins civilisatrices. L’économie est un de ses moyens. La production canalise la violence dans des activités de créations de biens et de services qu’il nous faut ensuite consommer, c’est-à-dire au sens économique du terme détruire, pour recommencer à les produire. Les nations les plus expertes dans le renouvellement le plus rapide de ce cycle de création/destruction sont dites les nations riches.
Il arrive parfois que toute la violence mimétique disponible ne soit pas utilisable à des fins économiques. Le chômage est ainsi un gâchis effroyable de violences mimétiques privées non seulement de déversement dans la production mais aussi dans la consommation. On notera au passage la pauvreté de l’argument qui ne fait de la consommation qu’une aliénation. Reste alors comme déversoirs en temps de paix, les violences civiles, dont font parties les exactions des supporters d’équipes sportives, les émeutes des banlieues, mais aussi les chasses aux sorcières, les ratonnades, les pogroms.
La nécessité de trouver un bouc émissaire émane d’un discours souvent de type paranoïaque, dont la particularité est de dire le vrai sur le vrai, de dire ce qu’il en est de l’ordre du monde, de l’ordre des choses, qui nous assure que c’est en regardant vers le passé, en faisant chemin arrière, en revenant aux sources, en épurant le peuple de ce qui vient le souiller, à savoir les étrangers, les métèques, les demi-sangs, les allogènes qu’il sera possible de rétablir l’équilibre ancien. Équilibre de la pulsion de mort au détriment du mouvement de la pulsion de vie. S’il le faut on fabriquera de la « météquité », on remontera dans les arbres généalogiques pour trouver la tare originelle, on apprendra à la population à reconnaître l’altérité qui pervertit. Comme l’écrit François Wahl: « s‘il le faut, on inventera l’altérité de l’autre à sa place ». On cherchera sans cesse et de façon obsessionnelle à définir qui est l’autre, qui est Martiniquais et qui ne l’est pas par exemple, on s’instituera juge et prophète en la matière s’il le faut, dans une démarche essentialiste puisqu’il s’agit de purifier le corps social des éléments politiques, culturels, économiques importés comme des corps étrangers dans la Mère Patrie, la Vierge comme il se doit d’avant la souillure.
La violence mimétique n’est pas imputable à un mode de production particulier elle est consubstantielle, au lien social. Des guerres tribales de sociétés primitives dont l’éponyme désigne l’humanité et dessine en creux ce qui n’y appartient pas, aux trois dernières guerres franco-allemandes, dont deux mondiales, pour déterminer de quelle Unité relevaient les populations germanophones d’Alsace-Lorraine, les figures de la terreur suscitée par la confrontation avec l’autre du même se déclinent dans tous les lieux où se construit du lien social. Les sociétés dominantes comme les sociétés dominées sont traversées de part en part, sont travaillées au plus intime d’elles-mêmes par la violence mimétique. Pour faire de l’Un il faut de l’autre.
Il n’y a pas lieu ici de s’attarder sur le descriptif de ces deux modèles heuristiques ni d’évaluer leur pertinence à l’aune d’une situation concrète dans un pays concret comme la Martinique par exemple, tout au plus peut-on signaler que c’est à la mesure des comportements qu’ils induisent chez ceux qui les font leur qu’il convient de les évaluer. Pour les uns la domination est le danger le plus menaçant et il provient d’un ailleurs. Marqué d’une extériorité, il légitime un discours victimaire concurrentiel avec les dérives fascisantes que l’on a pu constater ici et là. Pour d’autres la tentation « génocidaire » est un cancer dormant, inhérent à la vie en société. Et contrairement à ce que semble penser Édouard Glissant, rien ne dit que la Caraïbe soit protégée de cette menace. La prendre en compte et non pas la niée conduit non seulement à la prudence, mais aussi à délaisser les luttes « globalitaires » et à privilégier les luttes parcellaires, les engagements ponctuels comme pour le droit au logement, à l’instar des «Enfants de Don Quichotte » ou bien encore les batailles dans l’espace culturel local. Quant au positionnement politique laissons à François Wahl, le dernier mot : « la prescription première du politique doit être la reconnaissance du particulier de l’altérité comme moment de l’universel de la citoyenneté. »
Fort-de-France, le 07/01/07
Roland Sabra,