De la repentance à l’Apartheid ?
par Olivier Pétré-Grenouilleau
29/09/06
Veut-on vraiment une France de l’Apartheid ? Si tel n’est pas le cas, alors cessons d’opposer les Français en fonction de leurs origines par l’intermédiaire d’un passé déformé. Rompons avec une repentance coloniale qui ressasse et divise au lieu de guérir. Tel est le diagnostic formulé par Daniel Lefeuvre dans son bel essai. Celui d’un historien ayant décidé de se jeter dans l’arène, non pas pour satisfaire à quelque sensationnalisme, mais afin de montrer, tout simplement, que les choses sont souvent plus complexes qu’on ne l’imagine, et cela en puisant dans son domaine de spécialité : l’étude des relations franco-algériennes.
Nullement » nostalgique » d’une période coloniale dont il ne connaît que trop les excès, Lefeuvre prend d’emblée pour cible les » Repentants « qui mènent » combat sur les plateaux de télévision et dans la presse politiquement correcte « . Substituant les mots au réel, le juste au vrai, écrit-il, ils tendent à fonder l’idée d’un continuum colonial et raciste entre une France d’hier et celle d’aujourd’hui. Le tout afin de » justifier une créance de la société « à l’égard des anciens colonisés et de » leurs descendants réels ou imaginaires « . Or, écrit Lefeuvre, complexe et évolutive, la colonisation ne saurait être ramenée à une » nature « ou essence. Et d’ajouter que » les pères du régime républicain « n’ont pas » posé les fondations « d’un totalitarisme dont » le nazisme ne serait qu’un avatar dilaté « .
Massacres coloniaux ? Oui, bien sûr, indique-t-il, mais l’Algérie ne fut jamais » tout entière et continûment à feu et à sang entre 1830 et 1871 « . L’effondrement démographique qu’elle connaît alors ne s’explique pas par les » enfumades « , razzias et exécutions sommaires, atroces, réelles, connues et dénoncées dans les Chambres de l’époque, mais par l’emboîtement de crises (mauvaises récoltes, sauterelles, épidémies) aggravées par la désorganisation de l’économie traditionnelle. Spécifiques, les guerres coloniales, car premières à ne pas distinguer entre civils et militaires ? Mais quid des massacres de la guerre de Trente Ans, de la politique de la terre brûlée contre les camisards ou les Vendéens, ou d’une guerre d’Espagne ayant vu se lever la population contre les troupes napoléoniennes ? Dans sa liste, Lefeuvre aurait pu ajouter ces cités antiques vidées de leurs populations avant d’être rasées…
Corne d’abondance coloniale ? Dans les discours, sans aucun doute. Dans les faits, beaucoup moins, note Lefeuvre, soulignant que l’Empire joua un rôle marginal pour les importations de charbon, pétrole, coton, laine et soie. Que les produits agricoles venant des colonies étaient disponibles ailleurs. Et que, finalement, l’avantage consista à les payer plus cher, mais sans sortie de devises. Apport colonial décisif pendant la Grande Guerre ? Six millions de tonnes de marchandises furent importées des colonies, contre 170 de l’étranger, et, de 10,95 % des importations françaises avant guerre, l’Empire passa à 3,5 % pendant le conflit, du fait des limites de la marine nationale.
RACISME CULTURALISTE
Les coloniaux furent indispensables au relèvement de la France, et ils souffriraient, aujourd’hui, d’un ostracisme lié à l’héritage colonial. La reconstruction proprement dite s’achève en 1950-1951. La France d’alors en compte 160 000, soit, même à considérer qu’ils travaillaient tous, moins de 1 % de la population active totale. Empêchés d’intégration ? N’est-ce pas ainsi masquer qu’elle est heureusement en marche ? Et Lefeuvre de rappeler alors que celle des immigrés européens n’a pas forcément été plus facile. Près des deux tiers des Italiens et 42 % des Polonais sont repartis parce qu’ils étaient ou se sentaient rejetés. Quant aux autres, plusieurs générations ont souvent été nécessaires pour grimper les barreaux de l’échelle sociale. Et les clichés relatifs aux Africains d’aujourd’hui ne sont pas, écrit l’auteur, sans rappeler ceux dont on affublait les migrants européens quelques décennies plus tôt, voire les paysans français du siècle précédant. Enfin, réel, le racisme est désormais plus culturaliste et différentialiste et donc moins fondé que par le passé sur des critères physiques. Qu’il y ait des problèmes est une évidence. Mais vouloir les ramener uniquement à un héritage colonial, c’est se condamner à ignorer leurs vraies racines, à ne pouvoir les soigner, et, finalement, à » créer une France de l’Apartheid « .
De tout cela on pourra évidemment discuter dans le détail tel ou tel point. Par ailleurs fallait-il être aussi direct vis-à-vis d’une » nébuleuse repentante « plus mise en avant que présentée ? Mais, utile, courageux, et pensé avec civisme, ce livre montre qu’il peut exister un espace entre repentance et » mission » colonisatrice (lesquelles renvoient toutes deux – est-ce un hasard ? – au même registre du théologique et du sacré) : celui de l’histoire et de l’historien. Car, à un moment où les mémoires deviennent traumatiques, l’histoire – une histoire assumée et dépassionnée – peut, aussi, être thérapeutique.
par Olivier Pétré-Grenouilleau
POUR EN FINIR AVEC LA REPENTANCE COLONIALE
de Daniel Lefeuvre.
Flammarion, 240 p., 18 ¤.