Pour Edgar Morin

— Par Patrick Chamoiseau —

Ici, quand il pleut, ce sont les gouttes qui font le ciel, qui trament aussi la terre dans une même envolée, mais pas un parmi nous ne connait si ce sont des sanglots de soleil ou les éclats d’une énergie dont nul ne tient le nom, ni comment ce qui scintille dessine d’impalpables matières où le vivant s’assemble parmi les herbes folles à la célébration des vers et la jubilation d’une fougère assoiffée.

On peut hélas compter les papillons, ils sont des événements, balises fantômes de la grande perte et de l’absence où tout s’effondre, mais il y a (heureux bonheur) l’infini des parfums qui s’emmêlent et se distinguent ensemble, légers, mouillés, comme portés de frissons en pensées, jusqu’aux fragrances qui accompagnent le jaunissement des fruits-à-pain… Là j’ai pour vous, une fois encore comme après tant de fois, contemplé la musique architecte des désordres, la forge qui sans cesse détruit et renouvelle, l’épuisement qui devient, cette lancée d’avenir dans cet épuisement même, et j’ai compté pour vous les mesures de l’alliance où se tient ce qui est séparé, tout comme ces horizons qu’il faut apprendre à deviner dans ce qui nous semble obscurément soudé.

L’eau qui tombe
est une strophe de boues et un envol de sève
Elle fait arche célébrante
seulement : rien n’est élu et tout est concerné !

En votre nom
A votre nom
semé ici, longtemps, et récolté toujours
donnés
l’éveil et la haute gratitude
l’aller aux ombres dans les lumières, aux abîmes par les élévations, aux distances sous les proximités,
à cet intelligible qui ne vaut qu’habité de mystères et hanté d’impensable.

Ici en langue créole, une parole dit : « An neg sé an siek », un nègre c’est un siècle, en une formule sans clé, densité restée close, que nous épelons encore sur le socle même de son indéchiffrable, sans même savoir si c’est parole de maître esclavagiste célébrant l’endurance du bétail, ou murmure d’un vieux sage signalant (sous le collier de fer) l’illisible épaisseur de ceux qui furent des hommes dessous la damnation, et donc nommant leur résistance maintenue dans le sillon du devenir. Nous gardons cette parole, comme ça, sans vœu de clarification, veillant juste à bien l’entendre sonner, bien loin des dessèchements qu’offrent la transparence, juste contents de savoir que dans la tonalité du cœur, sur la gamme du courage, sous le secret conservé de l’estime, le mot « nègre » veut dire « homme », et que « le siècle » propose une densité de présence, plus ardente que la roche, et que « l’homme » n’est rien d’autre qu’une combustion d’étoiles tombée dans le vivant.

Morin
Il est rare que l’idée prenne grâce dans une vie
Générosité, bienveillance, joie de vivre et de chanter,
Alchimie des amitiés gourmandes dans l’enfantine curiosité,
L’enthousiasme et l’attention toujours effervescentes
Manières d’amour et de passion
Maître en fidélité longue
Braise de cœur alimentée par le souffle des défis…

Siècle d’homme
Il est précieux que les sciences et la haute vision aient pu nourrir tant de provende humaine !
Le savoir fait une vie
L’existence développe et enveloppe la conscience
L’immense, déployé dans le sensible très simple
Le complexe articulé sans crainte et maintenu vivant
L’âme invitée à la table, juste aux côtés de la Beauté
Tous les convives répondant à l’appel !

Edgar
Cette goutte
Cette pluie
Ce qui tombe et s’élève
Ce qui relie et qui rallie et qui relate aussi
Ont pour vous parmi nous déposé sans écrin une belle part du ciel.
Bien bel anniversaire, monsieur.
Favorite, 2021.

Visionnez ici la lecture faite par Yasmina Ho-You-Fat-Deslauriers, Mylène Wagram, Edwin Fardini

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