—Par Édouard de Lépine—
Bernard Petitjean Roget n’était pas seulement un ami. C’était un frère. Mais c’était aussi plus qu’un frère. Je ne vais donc point évoquer ici mes relations personnelles avec avec lui. Des relations qui ont lui ont valu, directement ou indirectement, tant d’insinuations malveillantes et d’accusations diffamatoires, dont il a été complètement lavé au terme d’une procédure qui a duré plus de 14 ans, mais qui l’ont terriblement marqué. Je me réserve d’y revenir dans d’autres circonstances.
Je veux parler ici de l’homme que la Martinique vient de perdre et qui était un grand Martiniquais. C’était un symbole. Le symbole de la Martinique dont on se surprend à rêver parfois. C’était un Martiniquais conscient de la nécessité de construire notre communauté : celle d’un peuple uni dans toutes ses composantes, sans exclusive, dans le respect de nos différences, caraïbes, blancs, nègres, Indiens, Chinois, mais avec la ferme volonté de renforcer chaque jour notre unité pour faire face à de très réelles difficultés et tirer le meilleur parti de nos possibilités qu’il croyait énormes. Il avait dans l’avenir de son pays une inébranlable confiance qu’il savait faire partager même dans les moments les plus difficiles quand le pessimisme de la raison prenait le dessus ou menaçait de prendre le dessus chez les plus optimistes de ses amis…
Nous nous étions rencontrés à la fin des années 1960, au lendemain du Mai 1968 français. J’étais un militant communiste en déshérence, à la recherche de nouvelles voies pour ce que je croyais devoir être la révolution socialiste.
Voir un jeune béké m’approcher dans la petite salle de lecture de la Section Outre-Mer des Archives Nationales, à l’époque rue Oudinot, à Paris, avait de quoi suprendre un militant communiste, réputé gauchiste et suspect aux yeux de ses propres amis. Mais on avait très vite sympathisé dans le réduit réservé à ceux qui se contentaient pour déjeuner d’un sandwich et d’une boisson délivrés par une machine à sous à ceux qui voulaient perdre le moins de temps possible sur les heures d’ouverture des archives.
Économiste de formation, ce jeune homme était passionné d’ethnoarchéologie autant que d’histoire générale , d’histoire économique mais aussi d’histoire sociale, d’histoire de la Martinique mais aussi d’histoire des Antilles, d’histoire de l’Habitation mais aussi d’histoire de la mer. Parce que la directrice de l’Institution, madame Meynier, était une vieille amie de son père, Jacques Petitjean Roget, le polytechnicien historien, Bernard avait ses grandes et ses petites entrées dans cet espace et même dans les espaces interdits, qu’il me faisait partager sans aucune autorisation. Nous pouvions consulter des archives non encore ouvertes, les sortir, les photocopier (je n’avais jamais vu un photocopieur !) et, bien entendu, les ramener le lendemain. Sur la dissidence, sur les morts de la grève de Bassignac, sur la première consultation institutionnelle de notre Conseil Général (1925 : assimilation intégrale ou assimilation adaptée ?), sur le sinistre proconsulat du gouverneur Richard et l’assassinat de Zizine et de Des Etages (1925) ou sur l’assassinat d’André Aliker (1934), nous étions d’une curiosité boulimique…
Peut-être parce qu’il était un excellent connaisseur de l’histoire de l’Habitation et de la canne à sucre en même temps qu’un économiste averti, il a été l’un des premiers à comprendre que le temps de l’habitation était fini. Il fallait, selon lui, une véritable révolution dans la mise en valeur des sols. Il était devenu aussi passionné d’agrochimie que de technologie industrielle et s’était lancé depuis 5 ou 6 ans dans la lutte contre le chlordécone et pour la dépollution des sols infectés.
Mais plus que le penseur de la fin de l’habitation, il était un accroc de la ZAC et un précurseur de la création des Parcs d’Activité industrielles. Il considérait la création de ces Parcs sinon comme le seul du moins comme le principal remède contre le sous-développement. Il était convaincu qu’il fallait, remplacer les « habitations » par des zones d’activités industrielles, y compris pour la transformation des produits de l’agriculture nouvelle et, sans tourner le dos à la France et à l’Europe, regarder davantage vers nos voisins de la caraïbe et de l’Amérique Latine.
D’où l’importance qu’il accordait à la mer et aux transports maritimes. Il est probablement celui qui a le plus contribué à me convaincre définitivement que l’avenir de notre pays se jouerait sur la mer et que la ville du Robert avait dans ce domaine un rôle à tous égards décisif à jouer, moins pour elle-même que pour la Martinique…
Avait-il les yeux plus gros que la tête ? J’avoue que je n’en sais rien. Je ne me suis jamais posé la question. Ce dont je suis absolument sûr c’est que, à La SEMAIR comme à à Biométal, chez Chesnaux-de Reynal ou à la présidence des MPI, il n’avait jamais eu qu’un seul souci : assurer le succès des missions qui lui étaient confiées, non pour se servir, lui, sa famille ou ses amis, mais, si le mot patrie n’avait pas été aussi tristement galvaudé, j’oserais dire, paraphrasant Césaire, pour servir sa patrie martiniquaise, « pour contribuer à l’élever au sentiment de la responsabilité,… pour la faire accéder à la pleine personnalité et ouvrir à ses enfants tout le champ du possible au lieu de les enfoncer chaque jour davantage dans les marécages stagnants de l’aliénation, les blandices de l’assistance à vie et les délices de la société de consommation sans production.»
Tel fut à mes yeux Bernard Petitjean Roget. Telle est en tout cas l’image dont je souhaite qu’elle reste gravée,
– pas seulement dans la mémoire de sa famille, de Viviane, la mère de leurs enfants Séverine et Cédric, qu’il affectionnait tant, de ses frères Henri, Hugues et Thierry, qui peuvent être aussi légitimement fiers de leur frère qu’ils l’ont été de leur père Jacques Petijean Roget,
– pas seulement dans la mémoire de ses amis,
– pas seulement dans la mémoire de sa commune du Robert en laquelle il croyait tant.
– mais dans celle du peuple martiniquais tout entier en qui il avait une incommensurable et inaltérable confiance.
Le Robert, 25.02.2014
Édouard de Lépine