— Par Michèle Bigot —
Les portraits, créés par Elise Vigier et Marcial Di Fonzo BO à la Comédie de Caen sont des créations itinérantes, portées par un ou deux acteurs, parfois accompagnés d’un musicien.
Le portrait dont il s’agit ici est double : c’est à la fois celui de Michel Foucault et celui de Thierry Voeltzel, tels qu’ils se manifestent dans l’action, au cours de la conversation qui se noue entre eux. Thierry Voeltzel, c’est un inconnu rencontré sur la route par M. Foucault. Thierry faisait du stop pour rentrer chez lui en Normandie, M. Foucault le prend à son bord, et la conversation commence. Découverte réciproque, Foucault se montre le plus curieux et le plus attentif des partenaires de l’échange. Une relation amoureuse forte va se nouer rapidement. Thierry c’est pour Michel « Le garçon de vingt ans ». On est en 1975 et ce dernier représente la jeune génération d’après 68. Il parle comme il fait l’amour, sincèrement, librement, finement, avec audace et malice. Bientôt la conversation va prendre une forme plus officielle : celle d’une suite d’entretiens au cours desquels Michel se fait enquêteur et activateur de maïeutique. Reproduisant en 1975 le schéma conversationnel socratique, Foucault accouche Thierry d’une parole aussi vraie que profonde. C’est mené comme une enquête. Elle porte sur le rapport à la sexualité, l’homosexualité, les drogues, le monde du travail, la famille, le combat politique, la musique, les lectures. C’est l’ensemble de l’univers du « garçon de vingt ans » qui se dessine au fur et à mesure que progresse l’enquête. Ce projet d’entretiens est issu d’une demande de Claude Mauriac qui cherchait une idée de livre. Il adresse sa requête à M. Foucault qui lui répond : « Ecoutez, on n’a pas beaucoup de paroles de jeunes gens qui ont vingt ans, ce serait bien de faire ça, et vous pourriez peut-être voir avec Thierry. Foucault aurait préféré qu’on n’entende que la voix de Thierry ; finalement il accepte d’être de la partie mais refuse que son nom figure sur la couverture : « Non, je ne veux pas. S’il y a mon nom, on ne lira pas ce que tu dis ». Il ne pensait même pas nécessaire qu’apparaisse le patronyme de Thierry. Cherchant un anagramme de Voeltzel, il tombe sur LETZLOVE et aurait voulu garder ça. Mais Thierry tient à faire figurer son patronyme. En 1978 paraît le livre : Vingt ans et après, Thierry Voeltzel, Editions Verticales. Le livre ne rencontre aucun écho à cette époque.
Le spectacle est une adaptation de ce livre, à l’occasion de sa réédition. Poursuivant sa série de portraits, Pierre Maillet adopte pour titre Letzlove, comme pour souligner toute l’importance de l’échange entre le philosophe et le garçon de vingt ans. Car les deux portraits se dessinent dans la complémentarité à la faveur de l’échange. C’est une conversation réjouissante, riche et subtile. Thierry répond longuement aux questions posées par Michel. Il se révèle fin observateur des mœurs contemporaines : son analyse du monde du travail, notamment à l’hôpital est d’une justesse sans concession. Sa clairvoyance et son intelligence politique ne sont jamais prise en défaut. Il livre une satire mordante de sa famille bourgeoise bien-pensante, de l’homophobie omniprésente qu’il articule clairement avec les luttes politique. Sombre tableau mais parole jouissive et roborative !
Le dispositif mis en place par Pierre Maillet est des plus efficaces : une table, un projecteur diapos, et deux micros. Ce sont les outils du conférencier. Mise en lumière, rythme, découpage, déplacement, gestuelle et partage des rôles, tout est là pour renforcer l’intensité de l’échange qui ne faiblit jamais. « Nous sommes deux comme dans le livre. » En lumière, Thierry un garçon de vingt ans d’aujourd’hui, interprété par Maurin Olles, tandis que Pierre Maillet endosse le rôle de Foucault. Pour respecter l’anonymat voulu par Foucault, Pierre n’est pas présent physiquement sur scène (à l’exception d’un passage). Il intervient depuis la régie. Tout est fait pour mettre en valeur le surgissement naturel de cette parole libertaire qui fait écho aux préoccupations d’aujourd’hui.
Un spectacle juste et parfaitement calibré qui redonne du courage aux spectateurs mélancoliques en butte à l’effroi que génère l’actualité et à la réaction montante.
Le Montfort théâtre, Paris, 5-21/01/2017
Michèle Bigot