— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
L’ample accueil réservé par de nombreux internautes à nos deux derniers articles sur la politique linguistique éducative en Haïti (Le National, Port-au-Prince, 15 et 23 novembre 2017) nous porte à expliciter davantage cette notion, cette fois-ci, au regard de la notion centrale de politique linguistique nationale. Dans ces deux articles, nous avons démontré que l’actuel Exécutif Tèt kale, peu soucieux du droit à l’éducation et des droits linguistiques de l’ensemble de la population haïtienne, accorde un faible budget au secteur éducatif. Ce budget s’élève à 10 milliards de gourdes en ressources internes (160 771 704 dollars US), soit 6.9% du budget global de l’État qui, lui, se chiffre à 144 milliards de gourdes, soit 2 315 112 540 dollars US. Le faible financement du secteur éducatif public (qui représente 20 % de l’offre éducationnelle) où les enseignants doivent se battre constamment pour être payés par l’État employeur est également lié à la nature foncièrement néoduvaliériste du régime Tèt kalé. Celui-ci préfère subventionner des carnavals biannuels (240 millions de gourdes en 2017) ou de folkloriques caravanes présidentielles (297 millions de gourdes en 2017) ou encore flatter les pulsions « nationalistes » de certains secteurs de la population (voir la scabreuse et borgne reconduction des Forces armées d’Haïti au coût de 535 millions de gourdes pour l’exercice 2017-2018) plutôt que de s’atteler à de véritables urgences nationales, notamment en santé publique et en éducation.
Un double constat s’impose à l’observateur attentif : l’État haïtien n’est porteur d’aucune vision linguistique innovante, il n’a pas de politique linguistique nationale conforme aux droits linguistiques de la population; et le ministère de l’Éducation dirigé par un enseignant de carrière, Pierre Josué Agénor Cadet, n’a pas de politique linguistique éducative prenant en compte les besoins spécifiques du secteur de l’éducation. Ce double constat est paradoxalement lié à la difficulté éprouvée par plusieurs secteurs de la société à faire le lien entre un certain « nationalisme » linguistique à propos du créole et la traduction de cette manière de voir dans un projet national d’aménagement linguistique ciblant simultanément les deux langues officielles du pays (là-dessus voir notre texte du 15 juillet 2015, « Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale »).
Le fait que l’État haïtien ne soit porteur d’aucune vision linguistique novatrice signifie également qu’il s’accommode mollement du statu quo et de l’immobilisme linguistique dans le système national d’éducation qui, selon l’Unicef, accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles (Unicef, « L’éducation fondamentale pour tous », document non daté, consulté le 28 novembre 2017). Dans les faits il subsiste aujourd’hui, au creux du système national d’éducation, des éléments entrelacés de plusieurs réformes et/ou directives ministérielles –au premier chef des reliquats de la réforme Bernard de 1979–, à contre-courant d’une vision unifiée de la future politique linguistique éducative à mettre en œuvre dans le droit fil d’une politique linguistique d’État.
La politique linguistique d’État comprend l’énoncé de politique linguistique nationale ainsi que la législation et les institutions d’État permettant de traduire dans les faits la vision portée par cet État. Aujourd’hui l’État haïtien ne dispose d’aucun de ces instruments d’aménagement linguistique ciblant de manière concomitante les deux langues officielles du pays.
La politique linguistique d’État, qui fonde l’entreprise d’aménagement linguistique d’un pays, est une vision consensuelle du statut et des fonctions dévolues à une ou à plusieurs langues. Elle se traduit de manière générale par un « ensemble de mesures législatives et exécutives prises à l’égard d’une ou de plusieurs langues » (Grand dictionnaire terminologique du Québec, 2017). Le linguiste québécois Louis-Jean Rousseau, réputé spécialiste de l’aménagement linguistique, précise en ces termes de la notion centrale de politique linguistique d’État : « Une politique linguistique peut comprendre des éléments relatifs au statut des langues visées, c’est-à-dire à leur reconnaissance comme langues officielles, langues nationales, etc., et à leur usage respectif dans différents champs (Administration publique, commerce, affaires, travail, enseignement), ou, de manière plus large, aux droits linguistiques fondamentaux des citoyens ou des communautés de locuteurs (droits collectifs d’une minorité de locuteurs, par exemple)» (« Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », Office québécois de la langue française, 2005).
Dans le cas d’Haïti où aucune législation linguistique d’envergure nationale n’a été adoptée depuis la réforme Bernard de 1979, la politique linguistique éducative devra obligatoirement découler du futur énoncé de politique linguistique nationale. Cette politique linguistique éducative comprendra un énoncé spécifique et des mesures administratives contraignantes visant l’ensemble du système éducatif national dans ses deux composantes, le secteur public (20%) et le secteur privé (80%). Elle s’attachera à définir le statut et le rôle des deux langues officielles du pays, le créole et le français, dans la totalité du système éducatif depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement fondamental, technique et universitaire. Elle sera aussi le lieu de l’élaboration de mesures spécifiques relatives à la didactique du créole et à la didactique convergente créole-français. Pareille problématique n’est pas nouvelle au pays : l’IPN (Institut pédagogique national), principal concepteur de la réforme Bernard de 1979, avait élaboré d’intéressants outils de travail dans ce champ. Mais trente-huit ans après sa mise en œuvre, un bilan approfondi de cette réforme tarde encore à être produit par l’État haïtien… (Le seul bilan analytique global de cette réforme semble être l’« Évaluation de la réforme éducative en Haïti : rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti », par Locher, Malan et Pierre-Jacques, 1987 – Genève : miméo; document répertorié dans la bibliographie du livre « Le pouvoir de l’éducation » de Charles Tardieu, Éditions Zémès, 2015, p. 328.)
La politique linguistique éducative devra nécessairement et en amont prendre en compte le remodelage de la configuration sociale de la demande scolaire depuis les années 1964-1969 : la clientèle scolaire entrant sur le marché des connaissances est majoritairement unilingue créolophone et c’est en salle de classe que les élèves font en même temps l’apprentissage du français et des matières enseignées. Évidente, massive, cette caractéristique sociologique de la demande scolaire n’a pas induit jusqu’ici une décisive remise en question du caractère relativement traditionnel de l’École haïtienne en dépit des avancées novatrices du curriculum de l’École fondamentale tel que conçu depuis plus de vingt ans.
La politique linguistique éducative qui doit émaner de l’énoncé de politique linguistique nationale concerne également les compétences du corps enseignant. Or il se trouve qu’aucune institution haïtienne n’offre –depuis la réforme Bernard de 1979–, une formation spécifique en didactique du créole ou en didactique créole-français ou en didactique des matières à enseigner en créole. Le ministère de l’Éducation nationale ne requiert ni ne délivre une quelconque habilitation professionnelle (du type Capes aux Antilles françaises) autorisant les professeurs à concevoir et à produire leur enseignement en créole. À notre connaissance, ni la Faculté de linguistique appliquée ni l’École normale supérieure n’offre un programme diplômant de formation spécifique en didactique créole ou en didactique créole-français ou en didactique des sciences. Ainsi donc, en amont, l’État haïtien n’a pas de politique nationale d’aménagement linguistique ni de politique linguistique éducative; en aval il ne dispose pas non plus de compétences linguistiques normalisées, dans le corps enseignant, pour la transmission des contenus des programmes en créole. Et s’il faut également lier à ce sombre constat la quasi inexistence de matériel didactique de qualité en créole ou bilingue créole/français, force est de constater que là encore l’État est démissionnaire à plusieurs titres. Dans cet ordre d’idées, il y a lieu de rappeler que le ministère de l’Éducation, qui dépend à hauteur de 60% de son budget de l’aide internationale, a abandonné plusieurs de ses fonctions régaliennes à des agences de coopération internationale –entre autres dans le domaine de la production de matériel didactique. C’est le cas avec le projet ToTAL de la USAID, qui est une recherche expérimentale des méthodes de lecture pour l’apprentissage de la lecture au premier cycle de l’École fondamentale (méthode « M ap pale franse nèt ale – Lecture 2e année fondamentale ») » ; [voir le rapport soumis à la USAID, « Tout Timoun Ap Li – ToTAL (All Children Reading) – Final Report on the Capacities of Organizations in the Education Field/
Ouest, Artibonite, Nord, and Nord-Est – June 2014.]
La politique linguistique éducative constitue un volet majeur de l’aménagement linguistique en Haïti. L’oblitérer ou la banaliser revient à handicaper durablement le pays puisque l’avenir d’Haïti repose en grande partie sur l’éducation, et singulièrement sur une éducation de qualité qui n’est pas encore à l’ordre du jour. Dans la mesure où l’État est démissionnaire au chapitre de la politique linguistique éducative, il revient à la société civile organisée –en particulier aux organisations des droits humains–, de s’emparer de la question linguistique pour contraindre l’État à s’engager dans la voie de l’aménagement linguistique. C’est ainsi que la politique linguistique éducative pourra être comprise comme étant partie intégrante d’un droit humain fondamental, le « droit à la langue » et le « droit à la langue maternelle » créole. Nous en avons fait le plaidoyer, entre autres dans le texte « Le droit à la langue maternelle : retour sur les langues d’enseignement en Haïti » (18 décembre 2014) ainsi que dans « Le droit à la langue maternelle dans la Francocréolophonie haïtienne » (23 février 2015) et dans le « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (20 avril 2017).
Alors même que la Constitution de 1987 fournit peu de provisions de nature jurilinguistique en ce qui a trait à l’aménagement des deux langues officielles du pays, c’est sur le terrain des droits linguistiques que devra s’établir la convergence historique entre la future politique linguistique nationale et la politique linguistique éducative en Haïti qui en découlera (voir notre texte « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017). Il s’agit d’instituer la règle du droit car le droit à la langue maternelle est un droit premier au sens d’un droit humain fondamental situé au cœur même de la construction de l’État de droit en Haïti.
Montréal, le 29 novembre 2017