Pour Évelyne Sire-Marin,’ex-présidente du Syndicat de la magistrature, seule une minorité de policiers oppose justice et police. Mais Évelyne Sire-Marin alerte sur la dureté du mouvement et sa remise en cause des institutions.
Que signifie pour la magistrate que vous êtes des policiers qui se mettent hors-la-loi, en bravant leur obligation de réserve, pour manifester leur ras-le-bol ?
Cela signifie un immense malaise dans la police nationale et l’expression d’un sentiment de ne pas avoir d’interlocuteurs et de ne pas être entendus. C’est quand même très grave pour un corps dit « régalien », c’est-à-dire qui doit normalement préserver l’ordre public. Il y a un sentiment de peur, de danger dans l’exercice de leur fonction et de perte de sens. Quand on demande à un policier de la police judiciaire, qui travaille sur les dossiers, quel est le sens de sa fonction, il n’a aucun problème à y répondre. Je suis magistrat, j’ai été juge d’instruction, je travaille beaucoup sur des dossiers d’enquête de la police judiciaire et il n’y a pas de difficulté. Les policiers sont très conscients de leur fonction de faire des enquêtes, dans lesquelles ils font part d’initiatives pour les besoins de la justice. Ce n’est pas du tout la même chose pour la police d’ordre public, les policiers sur le terrain à la circulation, dans les commissariats pour le tout-venant. C’est différent, il y a une perte de sens de leur mission, notamment à cause du sentiment d’être mal aimé par la population, ce qui n’est pas vrai de façon générale. Concernant le mouvement actuel, ce n’est pas du tout nouveau. Les policiers ont manifesté contre la loi Badinter d’abolition de la peine de mort, en 2000 sur la loi Guigou et la présomption d’innocence, qui donnait plus de droit aux prévenus. Depuis trois ans, il y a eu onze manifestations de policiers.
Dans le tweet appelant à la première manifestation nocturne lundi, le message dénonçait « une justice complètement désintéressée par notre sort ». Comment prenez-vous cette attaque ?
C’est tellement habituel que ça en devient lassant. Seul un petit pourcentage de policiers pense cela. C’est une sorte de mantra : la-justice-remet-en-liberté-les-gens-que-les-policiers-interpellent. Quand on travaille au quotidien comme juge avec des policiers (de commissariat pour les comparutions immédiates, de police judiciaire quand on est juge d’instruction), on apprécie leur très grand sens du service public, ils ne se plaignent pas. Ils font vraiment le boulot et ça se passe extrêmement bien. De plus, le « mantra » en lui-même est totalement faux. Dans les vingt dernières années, le nombre de prisonniers a doublé. Les détenus étaient environ 35 000 avant 2000, ils sont maintenant 68 000 pour 58 000 places (il y en a déjà 10 000 de trop). Et qui met en prison ? Les juges ! Personne d’autre ! Ce n’est pas une fierté mais c’est un fait. Ce sont bien les magistrats qui mettent toutes ces personnes en prison alors que par ailleurs, la délinquance n’a pas augmenté par rapport à 2000… Mais on continue à dire ce mantra plutôt que se poser la question du fonctionnement de la police, de s’interroger sur le sens de l’organisation de cette police française, de se remettre en question comme institution. C’est tellement mieux de s’inventer un mauvais objet qui s’appelle la magistrature…
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