Des militants antiracistes souhaitent que la statue de Colbert, trônant devant l’Assemblée nationale, soit déboulonnée. L’ancien ministre de Louis XIV est à l’initiative en 1685 du Code noir, qui a légiféré l’esclavage. L’historien Frédéric Régent en appelle à un débat de fond.
Lors de la manifestation en mémoire d’Adama Traoré, samedi 13 juin, des manifestants ont voulu cibler la statue de Jean-Baptiste Colbert, installée devant l’Assemblée nationale. L’ancien ministre de Louis XIV a été à l’initiative en 1685 du Code noir, qui a légiféré l’esclavage dans les colonies françaises.
Jean-Marc Ayrault, actuel président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et ex-Premier ministre, a également demandé, samedi, de rebaptiser une salle Colbert à l’Assemblée nationale, ainsi qu’un bâtiment de Bercy portant son nom. En réponse, le président Emmanuel Macron a affirmé, dimanche, lors d’une allocution télévisée que « la république n’effacerait aucun nom ou aucune trace de son histoire ».
Pour France 24, l’historien Frédéric Régent, docteur en histoire et maître de conférence à l’université de Paris 1, revient sur la genèse du Code noir et sur la polémique entourant les monuments liés à l’histoire coloniale ou la traite esclavagiste.
France 24 : Jean-Baptiste Colbert est actuellement la cible de militants antiracistes en tant qu’auteur du Code noir. Le ministre des Finances Bruno Lemaire l’a défendu en disant qu’il ne l’avait pas rédigé. Qu’en est-il vraiment ?
Frédéric Régent : En tant que secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies, Jean-Baptiste Colbert demande à l’époque aux administrateurs des colonies de répondre à un questionnaire. Il prépare un texte de manière à régir l’esclavage parce qu’il n’existait pas en tant que tel dans le Royaume de France. Il veut s’appuyer sur les pratiques qui existent dans les îles. L’esclavage s’est en effet développé dans les années 1620 dans les Antilles françaises. Il pose donc des questions : comment punir un esclave lorsqu’il commet telle faute ? Comment gérer les enfants dont l’un des parents est esclave et l’autre est libre ? Comment sont gérés les affranchissements ? Les services autour de Colbert sont les auteurs du questionnaire qui est envoyé aux administrateurs, mais au moment de finaliser le texte, en 1683, il est déjà mort. Le Code noir est signé deux ans plus tard par son fils qui lui succède.
Mais il est quand même resté dans les esprits comme l’auteur du Code noir…
Dans la mémoire collective, il est surtout resté comme le ministre de Louis XIV, comme le responsable du code des eaux et forêts, comme l’initiateur des manufactures des Gobelins et d’autres. Cette image a changé récemment. Elle a évolué depuis environ une dizaine d’années. Il est devenu notamment à travers les réseaux sociaux la cible de mouvements comme ceux qui réclament des réparations pour l’esclavage. Le Code noir a été peu à peu érigé en texte monstrueux. Son initiateur Colbert est donc devenu par voie d’association, le symbole de l’esclavage.
Pourquoi a-t-on érigé des statues en son honneur ?
Ceux qui les ont érigées ont voulu inscrire la jeune République dans une histoire millénaire de la France. Il s’agissait pour eux d’avoir un Panthéon où l’histoire de France ne commençait pas avec les débuts de la République et remontait à Vercingétorix. Inscrire la République avant 1792, cela était un peu compliqué. Ceux qui écrivaient l’Histoire de France avaient besoin de donner un récit qui s’étend sur plusieurs siècles pour montrer une forme de continuité de l’État et de ses serviteurs. Des figures ont donc été mises en avant comme Saint Vincent de Paul, Bayard, Colbert, Richelieu, Sully, Henri IV etc… En ce qui concerne Colbert, cela était un contresens car c’était un serviteur de la Monarchie absolue. Il ne faisait d’ailleurs pas que servir l’État, il se servait aussi au passage.
Que pensez-vous de ceux qui veulent aujourd’hui retirer ces statues ou débaptiser des lieux à son nom ?
À l’Assemblée nationale, je trouve que le nom de la grande salle, où se réunit le groupe parlementaire majoritaire, est discutable. Nous ne sommes plus au début de la République. On pourrait penser à donner un autre nom. Ne serait-ce que pour donner un peu plus de sens et montrer qu’à un certain moment on réfléchit sur notre passé. Quant à la destruction des statues, je suis contre. Cela fait penser à l’Égypte ancienne lorsqu’un pharaon était détrôné, on détruisait toutes ses statues. Elles sont en tant que telles des œuvres d’art, mais il faut surtout profiter de l’inscription de Colbert dans le paysage pour parler du Code noir et de l’esclavage. L’exemple de Bordeaux, où les noms de rue portées par des familles de négriers ont été expliqués par des plaques, me semble plus judicieux que choisir de les remplacer par rue des pâquerettes ou des coquelicots.
Cela passe-t-il aussi par un meilleur enseignement de cette période et de l’esclavage ?
Actuellement, sa présence dans les programmes est assez satisfaisante. Mais c’est dans la pratique qu’il faut donner plus d’outils aux professeurs pour enseigner cette question. Il ne faut pas que cela se résume à la question de déboulonner des statues ou les laisser en place. Il ne faut pas non plus que l’esclavage soit enseigné d’une façon uniquement morale, mais il faut recontextualiser et expliquer les raisons de la mise en esclavage de millions d’individus pendant plusieurs siècles. Il faut également lire le Code noir dans le texte et ne pas en faire des lectures complètement faussées ou à l’aune de nos principes. Il y a beaucoup de contre-sens à l’heure actuelle. Il y a, par exemple, un article qui indique que les esclaves étaient considérés comme des « meubles ». Aujourd’hui, il est facile de dire que cet article chosifie les esclaves, alors qu’en réalité, c’est un débat pour savoir si les esclaves sont attachés ou non à la plantation. Si on prend le texte, il déclare qu’ils sont des hommes et que les maîtres sont obligés de les baptiser. Ils ont également la possibilité de devenir libre. Lorsqu’ils le sont, ils ont les mêmes droits que ceux nés libres. Lorsque des gens disent que le Code noir est à la naissance du racisme, c’est donc un contre-sens absolu.
C’est tout le problème de l’Histoire lorsqu’elle passe aux mains de non-professionnels ou de militants. Colbert a effectivement un dossier chargé, mais quand on en arrive comme en Martinique à abattre des statues de l’abolitionniste Victor Schoelcher, il y a vraiment de quoi s’inquiéter. On a l’impression que tout le monde est historien. Ce n’est pas à coup de pioche qu’on décide d’une politique mémorielle. Il faut se réunir, discuter et peser le pour et le contre.
Source : France24.com