Le journal La Croix accueille de grandes signatures de journalistes et d’experts qui apportent un point de vue singulier sur le présent. Frédéric Boyer est écrivain, traducteur et éditeur français. Le 1er juin 2018, il reprend officiellement la direction des éditions P.O.L. Il a reçu en 1993 le Prix du Livre Inter pour son roman Des choses idiotes et douces, en 2008 le Prix Jules-Janin de l’Académie française pour sa nouvelle traduction des Confessions de Saint Augustin, Les Aveux.
Un recueil de ses articles publiés depuis trois ans dans le quotidien, est paru en septembre aux éditions Bayard : Sous l’éclat des flèches.
Ce 24 mai 2021, il revient, dans sa chronique, sur la situation des déplacés internes palestiniens de 1948, qui se sont retrouvés privés de leurs terres, conflit à l’origine de l’explosion de violence ces dernières semaines.
– par Frédéric Boyer –
« Les nouvelles venues de Jérusalem et de Gaza me désespèrent. Les menaces d’expropriation de familles palestiniennes habitant le petit quartier de Cheikh Jarrah, au nord de la Vieille Ville, ont réamorcé la violence fratricide. C’est toujours la même antique histoire recuite de haine depuis des millénaires autour de quelques arpents de terre, d’actes de propriété disparus depuis des lustres et qui réapparaissent mystérieusement. La même terrible histoire de l’un, plus puissant, chassant l’autre, plus faible, et le privant de toit.
Étrange humanité qui n’est que de terre et de poussière et ne cesse dans l’histoire de vouloir priver l’autre de terre. De vouloir « absenter » l’autre présent depuis des générations avec lui. Humanité fantôme. Je me souviens de l’expression troublante de David Grossman, l’écrivain israélien : les nokhehim nifkadim, les présents-absents, pour désigner les déplacés internes palestiniens qui, au cours de la guerre de 1948, tout en restant « présents » sur le territoire devenu celui du nouvel État, se sont « absentés » de leurs foyers, et se sont trouvés privés du droit de propriété sur leurs terres, déclarées vacantes.
Il y eut même une loi, en 1950, « The Absentee Property Law », la loi sur la propriété des absents, selon laquelle les biens des personnes considérées « absentes » pendant la période comprise entre 1947 et 1948 ont été transférés à l’État d’Israël.
Comment, dites-moi, un peuple dont la mémoire est forgée dans l’exil et la diaspora peut-il infliger à d’autres familles les mêmes souffrances, les mêmes injustices ? Ne devrions-nous pas nous sentir responsables de tous ceux qui se sont « absentés » plutôt que de profiter de leur absence ? Après l’annexion de Jérusalem-Est en 1967, les Palestiniens possédant des terres situées au sein de Jérusalem ont pu continuer à jouir de leurs propriétés.
Mais en 2004, l’administration israélienne chargée du transfert des « propriétés des absents » a ouvert la voie à la confiscation des biens de résidents à Jérusalem-Est. Et permis ainsi qu’un petit groupe de colons juifs engage une bataille judiciaire pour expulser des habitants palestiniens de Cheikh Jarrah, rappelant alors la propriété de familles juives avant 1948.
À qui véritablement revient la terre ? Dans la Bible, quand Abraham pénètre en terre promise, il est précisé que « les Cananéens sont déjà là dans ce pays » (Gn 12, 6). Le texte de Genèse ne dit pas qu’il faut expulser, voire éliminer, ceux qui vivent déjà là sur cette terre. La Bible emploie un mot discuté pour qualifier le don de la terre, achuzzah, terme hébreu technique qui signifie plutôt un usufruit, une concession, qu’une propriété pleine et entière. Ce qui semble conforté par le Lévitique rappelant que c’est Yhwh qui reste propriétaire de la terre : « Ne cédez jamais la terre irrévocablement, le pays est à moi, vous êtes des immigrés (gerîm) et des hôtes chez moi » (Lv 25, 23).
La terre joue bien un rôle dans l’histoire d’Abraham, mais pas avec l’idée qu’elle lui appartient exclusivement. Jusque dans ses négociations pour y obtenir un tombeau pour Sara, il ne fait que réclamer le droit de recevoir une possession individuelle en tant qu’étranger (ger) et hôte : « Je ne suis qu’un immigré, votre hôte, donnez-moi le droit de posséder une tombe chez vous en achuzzah » (Gn 23, 4). Dans cette histoire, il me semble que nous devrions nous considérer chacun présent-absent sur la terre, et qu’il n’y a de propriété viable entre nous tous que si nous reconnaissons que nous avons été, comme notre père Abraham, invités à posséder. Si nous voulons la paix, la coexistence fraternelle, nous devons faire de l’origine de toute propriété une hospitalité. L’absolu contraire d’une colonisation. »
Frédéric Boyer, 24 mai 2021
P.S : Ce 22 mai, au lendemain du cessez-le-feu, alors que Juifs et Arabes d’Israël manifestaient ensemble place Habima à Tel-Aviv, David Grossman, prix Médicis Étranger en 2011 pour Une femme fuyant l’annonce, écrivain à l’instar d’Amos Oz engagé en faveur de la paix entre Israël et ses voisins, et qui a lui-même payé un lourd tribut à la guerre avec la perte d’un de ses fils tué au combat pendant le conflit israélo-libanais de 2006, a prononcé un discours que le journal Libération retransmet intégralement : « J’éprouve le besoin de m’excuser auprès de vous, enfants de Gaza et d’Ashkelon… »
Biographie et liste des œuvres de Frédéric Boyer
Frédéric Boyer est né le 2 mars 1961 à Cannes. Ancien élève de l’École Normale Supérieure, il est l’auteur d’une trentaine de livres depuis 1991, tous publiés aux éditions P.O.L, romans, essais, poèmes et traductions. Il a dirigé le chantier de la Nouvelle Traduction de la Bible, avec de nombreux écrivains contemporains (Olivier Cadiot, Jean Echenoz, Florence Delay, Jacques Roubaud, Valère Novarina…), parue en 2001 (éditions Bayard). Depuis des années son œuvre associe l’écriture personnelle et la relecture et traduction de grands textes anciens. En 2010, sa nouvelle traduction de Richard II de W. Shakespeare (P.O.L, 2010) est montée par Jean-Baptiste Sastre, avec Denis Podalydès, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes au festival d’Avignon, où il fait lui-même ses premiers pas de comédien. En 2012 est créée, au Théâtre de Lorient et au Centre dramatique de Châteauvallon, sa première pièce : Phèdre les oiseaux (P.O.L, 2012), avec la comédienne Hiam Abbass ( actrice, directrice d’acteurs, réalisatrice, productrice, écrivaine, scénariste et photographe arabe israélienne née le 1er décembre 1960 dans le village galiléen de Deir Hanna, en Israël.)Le lundi 12 octobre 2020, reçu par Laure Adler dans « L’heure bleue », il nous parlait de sa collaboration avec l’illustrateur Serge Bloch : tous deux ont entrepris de mettre la Bible en bulles avec « Jésus. L’histoire d’une parole » (Bayard). Frédéric Boyer a cherché à mettre en avant la contemporanéité saisissante du texte des Évangiles, qui parle autant de notre rapport à la justice, au pouvoir, que d’amour, de liberté et d’apprentissage de la vie en commun. Les traits de Serge Bloch servent ce message de modernité, par leur tracé rapide et vigoureux.
Fort-de-France, le 24 mai 2021, photographie prise à l’exposition BANKSY, Lisbonne 2019, Janine Bailly