— Par Alain HIERSO, Membre du Bureau de la CGTM —
« L’histoire justifie ce que l’on veut… »
Paul VALERY.
Le 22 mai 2020, journée de commémoration de l’aboutissement des luttes menées par les esclaves de la Martinique pour obtenir leur liberté, un groupe de personnes s’est attaquée aux statues de Schœlcher à Fort-de-France et dans la commune qui porte son nom. Ces personnes, plutôt jeunes, ont agi à visage découvert et ont filmé la scène qu’elles ont envoyée sur les réseaux sociaux. Cela démontre une conviction sans faille de ces jeunes qui prennent le risque de l’humiliation de la garde à vue et de l’incarcération pour faire passer leurs idées, 172 ans après le décret d’abolition du 27 avril 1848 porté par Victor Schœlcher, confronté aux actes d’insurrection émancipatrice des esclaves.
A la suite de la destruction des statues, des élus de tous bords ont manifesté sur les ondes leur désapprobation, utilisant des termes que nous ne reprenons pas ici pour éviter de porter un jugement tel qu’ils l’ont fait, peut être sur le coup de l’émotion. Paradoxalement, des voix se sont aussi élevées pour tenter de comprendre, voire même de défendre ce geste qui divise la société martiniquaise sur le sens à donner à la fin de l’esclavage dans une Martinique colonie de la France en 1848.
L’histoire de la Martinique a longtemps été écrite par le colonisateur et non par le colonisé, et celle de l’esclavage, par le maître et non par l’esclave. Ainsi, pendant plus d’un siècle, c’est l’abolition de l’esclavage par un décret du 27 avril 1848 qui a prévalu et parfois enseignée. Ce n’est que dans les années 70 que cette thèse de l’abolition par une France généreuse a été opposée à la réalité d’une libération insurrectionnelle par les esclaves eux-mêmes. Cela n’enlève rien à l’œuvre des anti-esclavagistes de France et d’ailleurs. Mais cela met en lumière un acte fondamental qui n’est pas une abolition, mais la conquête d’une liberté écrite par le sang près d’un mois après le fameux décret, écrit à l’encre. Pourquoi tant de jours d’attente ? C’est qu’il fallait un accord sur le dédommagement des tortionnaires et non des victimes, il fallait convenir du prix de rachat des esclaves que le code noir de Colbert, encore en vigueur, qualifiait de biens meubles.
La destruction d’une statue, avec le respect que l’on doit parfois à ceux qui la réalise, vise davantage à détruire un symbole qu’une œuvre. Alors pourquoi détruire la statue de Schœlcher si on reconnaît que sa présence sur le sol martiniquais se justifie historiquement ? C’est parce que l’histoire qu’écrivent certains descendants d’esclaves s’oppose à sa présence sur le sol martiniquais, non loin de celle du nègre marron de l’artiste René Corail dit Coco, unique symbole de plusieurs années d’esclavage.
Cette destruction ne doit pas être considérée comme une action insensée mais comme un geste fort que leurs auteurs auront à expliquer devant un tribunal fortement européanisé. Les juges auront-ils l’enracinement nécessaire pour comprendre ce geste ? L’avenir nous le dira. Au moins, les auteurs seront entendus, loin des préjugés hâtifs de certains élus. Cela nous donne aussi l’avantage de revisiter notre histoire, mais aussi la réalité actuelle des chômeurs et des travailleurs de la Martinique, vivant des situations héritées de l’esclavage. Car, qui sont donc ces jeunes ? Certainement des personnes qualifiées et diplômées pour occuper, par leur travail, des postes leur permettant de s’insérer dans notre société mais qui se retrouvent face à des barrages érigés par les fortunes arrogantes issues du capitalisme, de l’exploitation des travailleurs par les grandes fortunes qui persistent et fructifient sur le berceau de la servitude.
Le peuple des travailleurs et des chômeurs ne s’est pas encore émancipé du carcan de l’esclavage salarié. Et c’est ce que nous disons à chaque anniversaire de l’insurrection commémorée le 22 mai. Nous devons poursuivre la lutte de nos ancêtres pour un avenir plus serein pour tous ces jeunes. C’est cette histoire que nous voulons justifier.