Playdoyerpour l’aménagement simultatné, dans l’école haïtienne, des deux langues officielles d’Haîti conformément à la Constitution de 1987
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
« On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (Lise Gauvin : « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, 28, 2/3, 1992 – 1993, Presses de l’Université de Montréal, 1993.)
Le directeur d’une école secondaire du Cap-Haïtien a récemment demandé par courriel s’il ne vaudrait pas mieux « donner la priorité, dans les échanges et les débats publics, à la résolution des problèmes prioritaires et urgents du pays plutôt que de discuter d’aménagement linguistique dans les écoles d’Haïti ». À l’appui de son interrogation qu’il partage volontiers avec d’autres enseignants, il cite « la lutte quotidienne pour la survie dans un pays où l’on assassine même les rêves », la détérioration de la situation sécuritaire à la capitale comme en province où les gangs armés font la loi, assassinent, violent et pillent sans être efficacement combattus par l’actuel Exécutif issu du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Il évoque également le naufrage d’un système éducatif national privé d’une réelle politique linguistique éducative, administré –sur le mode du faire-semblant, du « showbiz » cosmétique et compulsif–, par la superstar du PHTK, Nesmy Manigat, et au sein duquel sont parachutés et s’empilent des « directives », des « mesures », des « plans » et des « décrets » sans plan directeur, sans dispositif administratif d’évaluation et sans bilan public. Il se désole de ce qu’il appelle « le naufrage prévisible du « LIV INIK AN KREYÒL » qui devait être introduit à la mi-juin 2023 dans les écoles du pays à hauteur de 1 million d’exemplaires gratuits mais dont il n’a pas encore vu l’ombre du premier exemplaire début août 2023… Le directeur de cette école secondaire du Cap-Haïtien estime qu’il faudrait attendre que le pays soit pacifié et que l’État de droit soit instauré avant d’aborder la complexe problématique de l’aménagement linguistique dans les écoles d’Haïti.
À l’instar de celle des autres professionnels de l’éducation en Haïti, l’opinion du directeur de cette école secondaire du Cap-Haïtien doit être entendue des linguistes aménagistes et il est de première importance d’y apporter des réponses crédibles et rassembleuses adossées aux sciences du langage. Sur le registre des échanges et du débat d’idées, la réponse des linguistes aménagistes doit donner lieu à une réflexion sereine et ordonnée afin d’explorer des pistes de travail et d’interventions citoyennes pouvant contribuer au partage d’une vision rassembleuse de l’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français, dans le système éducatif national. L’observation la plus éclairante relative au momentum et aux conditions d’élaboration de mesures législatives dans le domaine éducatif est, précisément, qu’il n’y a pas de « temporalité idéale maximale » pour les formuler et les mettre en œuvre. Par exemple, une conjoncture économique, sociale et politique peut être plus ou moins favorable, à une époque donnée, à la généralisation dans le système de santé publique en Haïti de l’usage des antibiotiques bactériostatiques (qui agissent en empêchant le développement des bactéries) et des antibiotiques bactéricides (qui agissent en tuant les bactéries). Le système haïtien de santé publique n’a donc pas à attendre l’établissement durable de l’État de droit au pays pour mettre en route des mesures visant l’amélioration de la santé de la population. Sur le plan historique, l’Assemblée constituante de 1987 a su tirer parti de la conjoncture sociale et politique de l’époque –notamment l’expression dans la population d’une demande consensuelle de reconnaissance et de valorisation du créole haïtien–, pour instituer la co-officialité du créole et du français dans la première charte constitutionnelle démocratique de l’histoire moderne d’Haïti, la Constitution de 1987. Dans le champ éducatif, les promoteurs de la réforme Bernard de 1979 –réforme lacunaire et inaboutie sur plusieurs points–, ont pu la mettre en route en dépit de son boycott par les grands caïds de la dictature de Jean Claude Duvalier. Ce boycott s’est traduit par le très faible appui de l’Exécutif dominé par plusieurs « super-ministres » affairistes et kleptocrates, à savoir les tonton-macoutes de la pseudo « révolution » jeanclaudiste Roger Lafontant, Jean-Marie Chanoine, Adrien Raymond, Edner Brutus, Théodore Achille, Luckner Cambronne, Jean-Robert Estimé, Serge Fourcand, Alix Cinéas, etc. (voir l’article de Guy Alexandre « La politique éducative du jean-claudisme chronique de l’échec « organisé » d’un projet de réforme » paru dans le livre collectif « Le prix du jean-claudisme / arbitraire, parodie, désocialisation », C3 Éditions, 2013 ; voir aussi notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Le National, 17 mars 2021).
L’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, des deux langues de notre patrimoine linguistique historique
Le présent plaidoyer expose que l’aménagement de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne, le créole et le français, est une obligation constitutionnelle découlant des articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987. L’adhésion des directeurs d’écoles, des enseignants et des parents d’élèves à la vision de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne est également une incontournable nécessité, à la fois historique et didactique. Il s’agit de la mettre en lumière avec constance afin qu’une telle vision s’avère de plus en plus rassembleuse auprès de tous les intervenants du système éducatif national. Ce qu’il faut rigoureusement faire valoir aux différents intervenants du secteur de l’éducation, par le dialogue direct et par les échanges sur plusieurs registres, c’est qu’il n’est pas réaliste d’attendre l’arrivée de la « temporalité idéale maximale » ou la révélation du « moment opportun » pour aborder, poursuivre et approfondir la réflexion sur la question linguistique dans l’École haïtienne : les défis de l’aménagement des langues de scolarisation sont en effet des défis majeurs et pressants, ils sont présents dans toutes les salles de classe et toutes les fois que l’enseignant doit transmettre des savoirs et des connaissances aux apprenants –dont d’ailleurs il connaît déjà le profil linguistique. En d’autres termes, il n’est ni réaliste ni productif d’attendre que le pays soit installé dans l’État de droit pour amplifier et diversifier une commune réflexion sur la problématique linguistique dans le système éducatif national, pour innover en matière de didactique de nos deux langues officielles et en matière de lexicographie créole. Il n’est ni réaliste ni productif d’attendre que l’État haïtien promulgue enfin son premier énoncé de politique linguistique éducative devant donner lieu à l’adoption de sa première Loi d’aménagement des deux langues officielles dans l’École haïtienne pour poser des jalons, expérimenter des initiatives innovantes sur le registre de la didactique des langues, réorienter la formation didactique des enseignants et contribuer à la production d’outils lexicographiques bilingues français-créole ou unilingues créoles de grande qualité (voir notre « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021).
Les linguistes aménagistes doivent donc poursuivre –auprès des directeurs d’écoles, des parents d’élèves et des enseignants–, un patient travail d’explicitation des enjeux et de la nécessité d’aménager simultanément les deux langues officielles du pays dans l’École haïtienne conformément à la Constitution de 1987. Il ne s’agit pas là d’une « option facultative » mais bien d’une obligation constitutionnelle, au cœur même de l’État de droit dont les fondements se trouvent dans la Constitution haïtienne de 1987, et cette obligation constitutionnelle s’apparie aux droits linguistiques tels que définis par la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. C’est bien pour promouvoir les droits linguistiques des locuteurs et pour institutionnaliser les interventions de l’État sur le registre de ses obligations constitutionnelles relatives au statut des langues et à l’aménagement linguistique que de nombreux États ont promulgué des lois destinées à orienter et à encadrer la vie des langues dans leurs pays respectifs : dans tous les cas de figure et tel qu’illustré au tableau I, il s’agit d’aménager le code et/ou le statut et/ou les usages institutionnels et communicationnels des langues présentes dans un territoire donné. (Sur la problématique de l’aménagement linguistique dans le monde, voir le dossier « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon », TélEscope / Revue d’analyse comparée en administration publique, ÉNAP : École nationale d’administration publique, Québec, automne 2010.)
TABLEAU I / Échantillon de pays ayant voté des dispositions législatives (lois, règlements, décrets) et/ou des chartes constitutionnelles relatives au statut des langues et à l’aménagement linguistique
Source : Jacques Leclerc, membre associé au Trésor de la langue française au Québec, Université Laval – Site « L’aménagement linguistique dans le monde »
Exemplification / La politique linguistique nationale de l’Afrique du Sud : un modèle d’encadrement du multilinguisme
La défaite de l’apartheid en 1991 a été suivie de changements majeurs dans la société sud-africaine, notamment l’adoption de la Constitution nationale de 1996 qui consigne les fondements juridiques d’une véritable révolution linguistique. Ainsi, la politique linguistique nationale de l’Afrique du Sud est particulièrement éclairante sur les plans législatif, sociolinguistique et socioéducatif. L’Afrique du Sud a mis en place un ensemble impressionnant d’organismes de planification linguistique et d’autres institutions chargées de la mise en œuvre de la politique linguistique. Cette politique linguistique nationale prend en charge (1) le statut des langues ; (2) les langues des législatures ; (3) les langues de la justice ; (4) les langues de l’Administration ; (5) les langues de l’éducation ; (6) la vie économique.
L’article 6 de la Constitution sud-africaine de 1996 porte de manière spécifique sur les langues et consigne ce qui suit :
« 1) Les langues officielles de la République sont le sépédi, le sésotho, le tswana, le swati, le venda, le tsonga, l’afrikaans, l’anglais, le ndébélé, le xhosa et le zoulou.
2) Reconnaissant que les langues indigènes de notre peuple ont connu, par le passé un usage et un statut marginalisé, l’État doit, par des mesures concrètes et positives, améliorer le statut et développer l’emploi de ces langues.
3) Le gouvernement national et les gouvernements provinciaux peuvent utiliser des langues officielles particulières à des fins administratives, en tenant compte de leur usage, de leur aspect pratique, de leurs coûts, de leur situation régionale et de l’équilibre entre les besoins et les préférences de la population aux niveaux national et provincial; sous réserve que le gouvernement national et chaque gouvernement régional ne peuvent n’utiliser qu’une seule langue officielle. Les municipalités doivent prendre en considération l’usage d’une langue et les préférences de leurs citoyens.
4) Il incombe au gouvernement national et aux gouvernements provinciaux de réglementer et de contrôler, à travers des dispositions juridiques ou autres, l’utilisation des langues officielles. Sous réserve des dispositions du paragraphe 2, toutes les langues officielles doivent jouir d’une parité de considération et faire l’objet d’un traitement équitable.
5) Le Conseil linguistique pan-sud-africain est chargé : (a) de promouvoir et créer des conditions pour le développement et l’usage de : (i) toutes les langues officielles ; (ii) des langues khoï, nama et san ; et (iii) de la langue des signes ; (b) de promouvoir et assurer le respect pour les langues, incluant l’allemand, le grec, le gujarati, l’hindi, le portugais, le tamoul, le télougou, l’ourdou et d’autres langues généralement employées par des communautés en Afrique du Sud, ainsi que l’arabe, l’hébreu, le sanskrit et d’autres utilisées à des fins religieuses. » (Source : Jacques Leclerc, membre associé au Trésor de la langue française au Québec, Université Laval – Site « L’aménagement linguistique dans le monde ».)
Un défi majeur : rassembler les intervenants de l’École haïtienne autour de la vision de l’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987
Tel qu’annoncé plus haut, les linguistes aménagistes doivent effectuer un patient travail d’explicitation des enjeux et de la nécessité d’aménager simultanément les deux langues officielles du pays dans l’École haïtienne conformément à la Constitution de 1987.
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Les enjeux de l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne
Quels sont ces enjeux ? De manière générale, il s’agit de promouvoir la reconnaissance de l’égalité constitutionnelle des deux langues officielles d’Haïti conformément aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Le principe de l’égalité constitutionnelle des deux langues officielles d’Haïti —qui doit légitimer la fin de la minorisation institutionnelle du créole–, fait obligation à l’État de promouvoir et d’instituer, auprès de tous les intervenants du système éducatif national, (1) le respect du droit constitutionnel des apprenants créolophones majoritaires d’être scolarisés dans leur langue maternelle et usuelle, le créole, en lien avec leur droit à l’acquisition du français langue seconde ; (2) la généralisation institutionnelle de l’usage du créole langue d’enseignement et langue enseignée, aux côtés du français langue seconde, par l’adoption de mesures préférentielles spécifiques définies dans le futur énoncé de politique linguistique éducative ; (3) l’adéquate formation et la certification des enseignants dans le domaine de la didactique du créole. Il s’agit également de promouvoir (4) l’élaboration de matériels didactiques diversifiés rédigés en créole et en lien avec le curriculum de l’École haïtienne ; (5) l’élaboration d’outils lexicographiques créoles de haute qualité scientifique (lexiques, dictionnaires unilingues et bilingues français-créole, vocabulaires spécialisés). À l’échelle du pays tout entier, l’enjeu est aussi (6) de mettre fin à ce que Charles Tardieu, enseignant-chercheur et spécialiste de l’éducation, nomme « L’apartheid scolaire en Haïti » (Potomitan, 29 septembre 2020) et, surtout, (7) de contribuer à déconstruire une école inégalitaire à plusieurs vitesses afin de refonder l’École haïtienne (voir la perspective contenue dans le document de l’UNESCO, « L’Envoyée spéciale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) pour Haïti, Michaëlle Jean, a défendu mardi devant la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), la refondation complète du système éducatif haïtien qu’elle considérée comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (« Haïti : l’Envoyée de l’UNESCO défend une refondation du système éducatif », Nations Unies/ONU Info, 15 février 2011).
De tels enjeux doivent être situés sur le plan historique par leur articulation à la notion de patrimoine linguistique historique bilingue créole-français conceptualisée dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Cette notion de patrimoine linguistique historique bilingue créole-français avait auparavant été évoquée par le romancier et essayiste Lyonel Trouillot dans son article « « Ki politk lengwistik pou Ayiti ? » (Le Nouvelliste, 7 juillet 2005). Dans cet article, Lyonel Trouillot expose de manière fort éclairante qu’« Il convient de mettre fin à la double injustice. Valoriser le créole par des mesures claires et contraignantes : répondre à l’obligation constitutionnelle du bilinguisme dans les documents officiels ; développer la production écrite et le matériel pédagogique ; sanctionner (comme on sanctionne le racisme) tout discours et toute attitude discriminatoire envers le créole dans l’espace public. Et, dans le même temps, donner accès au français à l’ensemble de la population par l’instruction publique et une politique d’aménagement linguistique non limitée à l’éducation formelle ». Et comme pour mettre à distance les différentes manifestations du discours sectaire et dogmatique des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole, Lyonel Trouillot, dans le même article et de manière préventive, précise que « La politique menée par l’État ne peut trouver ses fondements dans le ressentiment (la langue française n’est pas coupable du fonctionnement de la formation sociale haïtienne), dans la discrimination (la discrimination de fait contre le créole est une violation des droits des créolophones), dans la reproduction systématique de l’inégalité qui entraîne un déficit de citoyenneté ».
La notion de patrimoine linguistique historique permet également de circonscrire la configuration sociolinguistique d’Haïti au creux de laquelle, sur le plan historique, s’est constitué l’usage dominant du français, langue de facto de l’Administration du nouvel État dès le 1er janvier 1804, en lien avec la minorisation institutionnelle du créole de l’Indépendance de 1804 à nos jours. Pareil éclairage historique est mis en lumière, dans un texte récent qui sera prochainement diffusé en ligne, par l’enseignant-chercheur Jean Jonassaint, spécialiste de littérature comparée et fondateur de l’une des plus illustres revues littéraires québécoises, « Dérives » (1975-1987). Poète, essayiste et professeur de littérature, il a enseigné à la Duke University ainsi qu’à l’Université du Québec à Montréal, en plus d’agir à titre de conférencier à l’École normale supérieure de Paris, à la Georgetown University de Washington D.C. et à la Freie Universität de Berlin. Il est, depuis 2015, professeur d’études françaises et francophones à la Syracuse University, dans l’état de New York. Jean Jonassaint est également l’auteur de plusieurs livres de fiction et d’essais, entre autres « Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtiens de l’exil » (1986) qui a eu un considérable écho éditorial au Québec. Jean Jonassaint lui aussi interpelle les « créolistes » fondamentalistes et les Ayatollahs du créole ainsi que ceux qui, pour promouvoir l’instauration de « yon sèl lang ofisyèl ann Ayiti », le créole, appellent à une compulsive « fatwa » contre la langue française en Haïti (voir notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la stigmatisation du français : le dessous des cartes », Le National, 4 mai 2022).
Le texte inédit de Jean Jonassaint, « Tous nos fers au feu ! », constitue une introduction au texte fondateur de la nation haïtienne, « la Proclamation de Dessalines aux Gonaïves le 1er janvier 1804 ». Il figure à la rubrique « Les bonnes pages » du site qui sera mis en ligne prochainement, HDNdigest. En raison de sa grande pertinence et de son acuité, nous reproduisons de larges extraits de ce texte et nous le proposons de la sorte à la réflexion des directeurs d’écoles, des enseignants et des cadres du ministère de l’Éducation. Il y a lieu toutefois de préciser que nous ne partageons pas l’idée fort discutable de Jean Jonassaint à propos d’un « risque d’isolement (notre vernaculaire étant limité à notre seul espace) » : sur le plan strictement scientifique et sur celui de la géopolitique, rien n’empêche que le créole aujourd’hui parlé par 12 millions de locuteurs à travers le monde remplisse toutes les fonctions institutionnelles d’une langue internationale de communication. Sur ce registre, on ne perdra pas de vue que l’albanais, langue internationale de communication, est parlé par trois millions de locuteurs albanophones ; le Luxembourg compte environ 500 000 locuteurs luxembourgophones qui ne courent aucun « risque d’isolement » attesté ; il en est de même pour le créole des Seychelles parlé par environ 80 000 locuteurs et du créole de l’Île Maurice usité par 600 000 locuteurs. Voici des extraits du texte inédit de Jean Jonassaint :
« Au siècle dernier, pensant à une traduction haïtienne de L’Espace haïtien de feu Georges Anglade (1974), un ami économiste me demanda quel serait le coût d’un passage au créole en Haïti (s’entend ici un usage exclusif, du moins dominant dans toutes les sphères d’activités de la langue populaire haïtienne) ? Des décennies plus tard, un autre ami, celui-là linguiste, me demanda qu’aurait-on à perdre si le français n’était plus d’usage en Haïti (autrement dit : si les Haïtiens (instruits) ne maîtrisaient plus le français) ?
Les réponses à ces deux questions sont urgentes, mais une, la seconde, me paraît aujourd’hui la plus impérative, j’y réponds comme suit : en plus d’un risque d’isolement (notre vernaculaire étant limité à notre seul espace), on perdrait à jamais une bonne part de notre mémoire collective, de notre héritage culturel, de notre apport singulier à la commune humanité. En effet, bien avant l’Indépendance, les textes qui forgent l’histoire nationale ont été écrits presqu’exclusivement en français. Je pense, entre autres, au « journal de l’Armée indigène » dont, au mieux de mes connaissances, nous n’avons aucune trace explicite ou près, à part celle laissée dans le premier ouvrage publié en Haïti, Mémoires pour servir à l’histoire d’Hayti de Boisrond-Tonnere (1804). C’est aussi la langue de la correspondance de Toussaint Louverture, de toutes nos constitutions sans compter nos recueils de lois et règlements, des ordonnances de Dessalines et bien sûr sa Proclamation aux Gonaïves le 1er janvier 1804 réaffirmant la volonté des Indigènes de défendre l’indépendance de Saint-Domingue devenu ce jour même Hayti, nous renouant du coup à notre part amérindienne.
Même le Roi Henry, si proche du monde anglo-saxon (voir sa correspondance avec Thomas Clarkson), qui, semble-t-il, se laissait ou faisait chanter « God Save the King » lors de grandes manifestations — voir : Jean Comhaire, « A Royal Birthday In Haiti (15th August, 1816—, choisit le français pour son Code Henry (1812). C’est également le français que cent ans après l’indépendance, le romancier Justin Lhérisson choisit pour écrire l’hymne national, La Dessalinienne » (source : Jean Jonassaint, « Tous nos fers au feu ! », document inédit, prépublication du premier numéro de HDNdigest, août 2023).
Par ailleurs, les linguistes aménagistes, les directeurs d’écoles et les associations d’enseignants doivent tenir compte de l’existence et de la persistance, dans les couches populaires créolophones du pays, d’une idée déjà émise durant la dictature de Jean-Claude Duvalier à propos de l’introduction du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée dans le système éducatif national par la réforme Bernard de 1979. Des témoignages concordants attestent qu’un nombre important quoiqu’indéterminé de parents d’élèves issus des couches populaires créolophones s’est opposé et s’oppose encore aujourd’hui à l’introduction du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée dans les écoles du pays au motif que les promoteurs de cette mesure d’aménagement linguistique veulent réserver aux enfants du peuple une « école créole » perçue comme étant de seconde catégorie, une école au rabais où l’enseignement, dès lors qu’il se fait exclusivement en créole, prive leurs enfants de l’accès au français. Ils soutiennent du même souffle que les enfants des promoteurs de cette mesure d’aménagement linguistique s’assurent que leurs enfants aient accès à un enseignement francophone dans les meilleures écoles du pays où ils acquièrent une mesurable maîtrise du français et celle de deux langues régionales, l’anglais et l’espagnol. Sans avaliser un tel « ressenti linguistique » formulé par des parents d’élèves unilingues créolophones, les linguistes aménagistes doivent leur apporter des réponses crédibles et rassembleuses à la fois sur le plan didactique et sur celui de la valorisation du créole langue maternelle. Les directeurs d’école, les enseignants de la didactique du créole et les linguistes aménagistes doivent expliciter et démontrer les avantages d’une scolarisation axée sur la langue maternelle et usuelle de l’apprenant, le créole, et une future enquête sociolinguistique, conduite à l’échelle nationale, permettra de mieux comprendre les réticences des parents d’élèves et de leur fournir des réponses adéquates. Il faudra également dépasser le mantra chétif de la répétition en boucle des slogans « militants » ainsi que celui de la seule référence aux préconisations de l’UNESCO, formulées dès les années 1950, sur l’usage de la langue maternelle dans le processus de scolarisation. S’y référer de manière répétitive ne suffit pas et ne garantit pas que l’État a véritablement fait sienne l’obligation d’élaborer la première politique linguistique éducative en Haïti où le créole est langue co-officielle depuis… 1987.
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Les fondements constitutionnels de l’aménagement simultané du créole et du français dans l’École haïtienne
La vision de l’aménagement simultané du créole et du français dans l’École haïtienne que nous soumettons à la réflexion des directeurs d’écoles, des enseignants et des cadres du ministère de l’Éducation nationale est totalement opposée à celle, clivante et conflictuelle, de l’enfermement idéologique des « créolistes » fondamentalistes et des Ayatollahs du créole. Notre vision offerte en partage procède des sciences du langage, de la jurilinguistique et des droits linguistiques articulés au grand ensemble des droits citoyens consignés dans la Constitution de 1987. Le tableau suivant rassemble les dispositions de nature linguistique de notre charte fondamentale.
TABLEAU II / Articles de la Constitution de 1987 relatifs aux deux langues officielles d’Haïti
Article |
Libellé |
Remarques de RBO |
5 |
Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République. |
L’article 5 consigne la co-officialisation des deux langues de notre patrimoine linguistique historique sans formuler de hiérarchisation statutaire. |
40 |
Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. |
Cette obligation constitutionnelle n’a jamais été mise en œuvre. Dans leur quasi-totalité, les documents de l’État sont rédigés en français uniquement. |
213 |
Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux. |
Cette disposition, qui ne cible que le créole, a été dès 1987 contestée par plusieurs linguistes dont Pierre Vernet et Yves Dejean (voir notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022). |
La vision de l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne que nous soumettons à la réflexion et dont nous faisons le plaidoyer trouve toute sa légitimité dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 qui dispose que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » dans une perspective républicaine et citoyenne, « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. » Le segment « par l’acceptation de la communauté de langues et de culture » confirme la reconnaissance de notre patrimoine linguistique historique doté de deux langues, le créole et le français, et cette reconnaissance est consacrée par leur co-officialisation à l’article 5 du texte constitutionnel. Le choix du terme « communauté » sert à désigner la communauté nationale, donc la nation historiquement constituée, et l’emploi du pluriel au mot « langues » confirme le constat que l’Assemblée constituante de 1987 a pris acte de la coexistence, certes inégalitaire, de nos deux langues au sein de la communauté nationale. La reconnaissance ainsi consacrée de notre patrimoine linguistique historique doté de deux langues, le créole et le français, induit une obligation : ce sont les deux langues présentes dans le corps social haïtien qui doivent être simultanément aménagées. La simultanéité de l’aménagement de nos deux langues officielles trouve de la sorte ses fondements dans le texte constitutionnel qui, dans aucun de ses énoncés, ne préconise l’aménagement d’une seule langue au détriment d’une autre. Sur ce registre, il est attesté que les tenants de l’unilatéralisme créole, en prêchant le mantra « yon sèl lang ofisyèl », le créole, soutiennent une posture inconstitutionnelle par le rejet des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.
De manière tout aussi essentielle, notre vision de l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne s’arrime aux droits citoyens désignés dans le « Préambule » et visés par la garantie qu’accorde le texte constitutionnel aux libertés fondamentales : « Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ». L’appariement des libertés fondamentales aux droits humains est au cœur même de notre vision de l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne et en fait une vision citoyenne et constitutionnelle : il ne s’agit pas d’une « cause » à défendre par une « croisade » ou par une « militance » tous azimuts mais bien de droits linguistiques à mettre en œuvre (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).
Au creux de la Constitution de 1987, l’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne s’apparie donc au grand ensemble des droits citoyens et aux libertés fondamentales, notamment le droit à l’éducation. Cet appariement est consigné au « Titre III » : « Du citoyen – Des droits et devoirs fondamentaux » / Chapitre II – « Des droits fondamentaux », section F, « De l’éducation et de l’enseignement ». Les articles pertinents relevant de l’éducation et de l’enseignement figurent au tableau III ci-après.
TABLEAU III / Section F : « Des droits fondamentaux » – « De l’éducation et de l’enseignement » dans la Constitution de 1987 »
Article 32 |
L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population |
32.2 |
La première charge de l’État et des collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’État encourage et facilite l’initiative privée en ce domaine. |
32.7 |
L’Etat doit veiller à ce que chaque collectivité territoriale, section communale, commune, département soit doté d’établissements d’enseignement indispensables, adaptés aux besoins de son développement, sans toutefois porter préjudice à la priorité de l’enseignement agricole, professionnel, coopératif et technique qui doit être largement diffusé. |
32.9 |
L’État et les collectivités territoriales ont pour devoir de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue d’intensifier la campagne d’alphabétisation des masses. Ils encouragent toutes les initiatives privées tendant à cette fin. |
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Les fondements constitutionnels de l’égalité de statut entre le créole et le français sont consignés aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 (cf. tableau II)
Il y a bien longtemps depuis que la linguistique nous a appris qu’il n’existe ni langues supérieures ni langues inférieures. De l’adoption en 1996 de la Déclaration universelle des droits linguistiques à aujourd’hui, les avancées en matière de formulation, d’explicitation et de promotion des droits linguistiques confirment toutes le principe jurilinguistique de l’égalité de statut entre les langues. Ce principe ne s’oppose pas à l’instauration de mesures préférentielles ciblant une langue en situation de minorisation institutionnelle comme c’est le cas du créole en Haïti. En cela l’État haïtien a parfaitement le droit d’instituer, dans le système éducatif national, des mesures préférentielles en direction des locuteurs unilingues créolophones mais ces mesures devront être adoptées en lien avec le futur et premier énoncé de politique linguistique éducative et sans instituer de mesures d’exclusion du français, langue co-officielle d’Haïti.
L’égalité de statut entre le créole et le français s’apparie à l’égalité des droits langagiers de l’ensemble des locuteurs, unilingues et bilingues, et elle est en lien direct avec les obligations de l’État en matière linguistique découlant des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. L’égalité de statut entre les langues –inscrite dans la Constitution de nombreux pays, de l’Afrique du Sud à la Suisse, de Madagascar aux Seychelles–, a fait l’objet de plusieurs études de nature juridique et politique tant au Canada qu’en Europe, aussi bien à l’Observatoire international des droits linguistiques de l’Université de Moncton qu’à l’Académie internationale de droit linguistique dont le siège social est à Montréal. Ainsi, Astrid von Busekist, agrégée de science politique, professeure de théorie politique et directrice du Master de théorie politique à l’Institut d’études politiques de Paris (Science Po Paris), est l’auteure, entre autres, du livre « La Belgique, politique des langues et construction de l’État » (Louvain : De Boeck, Duculot, 1998). Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « Lingua politica / Réflexions sur l’égalité linguistique » (Le Philosophoire 2012/1 (n° 37), elle nous instruit de la congruence (la conformité) existant entre l’égalité linguistique, l’égalité de statut des langues et « l’invention de la démocratie » à l’aune de la constitution de l’État de droit. Elle précise sa pensée comme suit : « Cette égalité a marqué l’histoire de notre rapport à la langue de trois manières en inaugurant l’égalité de parole des citoyens ; en inspirant l’égalité des individus-locuteurs dans un monde plurilingue ; en faisant de l’égalité des langues elles-mêmes une exigence de démocratie. » C’est précisément « l’égalité de parole des citoyens » que garantit l’article 5 de la Constitution de 1987 : l’égalité de parole est en lien direct et essentiel avec tous les droits citoyens consignés dans la Loi-mère, elle est soudée au socle de l’égalité des langues et au statut officiel con-joint du créole et du français. Sur ce registre jurilinguistique, la Constitution de 1987 innove : elle accorde un statut égal et paritaire aux deux langues tout en consignant la mise hors-jeu de la minorisation institutionnelle du créole dès l’énoncé de son « Préambule ». Ainsi, la Charte fondamentale se réclame de l’Acte de l’Indépendance de 1804 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et elle est proclamée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. » Le statut égal et paritaire attribué aux deux langues, « l’égalité de parole des citoyens » mise en lumière dans l’étude d’Astrid von Busekist s’apparie en toute rigueur à la vision de société portée par l’Assemblée constituante de 1987 lorsqu’elle consigne, dans le même article 5, que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole ». En formulant en ces termes l’impératif de « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » –communauté s’écrit au singulier tandis que langues s’écrit au pluriel–, l’Assemblée constituante de 1987 indique clairement qu’il n’y a qu’une seule communauté nationale, elle est dépositaire à la fois d’une langue commune, le créole, et d’une langue patrimoniale elle aussi héritée de l’Histoire, le français, langue dans laquelle a été rédigé l’Acte de l’Indépendance de 1804. Le triptyque « une seule communauté nationale », l’unicité nationale « par une langue commune » et l’égalité de statut entre le créole et le français est au fondement de l’impératif de la simultanéité de l’entreprise d’aménagement de nos deux langues officielles. Cela vaut en dépit du fait qu’il y a, entre les versions française et créole de l’article 5 de la Constitution de 1987, un récurrent déficit de conformité traductionnelle : l’équivalence est partielle entre les deux versions puisque le traducteur de l’Assemblée constituante, de son propre chef et sans motivation linguistique avérée, a introduit, dans la version créole, le segment suivant qui ne figure pas, au vu du principe de l’équivalence traductionnelle stricte, dans la version française originale : « Sèl lang ki simante tout Ayisyen ansanm, se lang kreyòl » (voir notre article « La Constitution haïtienne de 1987 et la problématique de l’équivalence partielle entre les versions française et créole de l’article 5 », Le National, 7 juillet 2020). (Sur la problématique de l’équivalence traductionnelle, voir entre autres « La traduction juridique – L’équivalence fonctionnelle », par Louis-Philippe Pigeon, ainsi que « Traduction et polysémie : un exemple de traitement automatique en informatique juridique », par Danièle Bourcier et Evelyne Andreewsky, articles parus dans « Langage du droit et traduction » : ouvrage collectif réalisé sous la direction de Jean-Claude Gémar, Département de linguistique et philologie de l’Université de Montréal / Conseil supérieur de la langue française, Québec, 1982.)
La stricte prise en compte de l’égalité de statut entre le créole et le français, langues co-officielles, s’apparie donc à l’égalité des droits langagiers de l’ensemble des locuteurs, unilingues et bilingues, et elle permet de se prémunir des dérives idéologiques d’une très petite minorité de « créolistes » fondamentalistes qui, liés ou pas à l’Académie créole, entendent éradiquer le français « langue du colon » et langue de la « francofolie » car elle serait le principal responsable des multiples échecs de l’École haïtienne. Il est avéré que cette petite minorité de « créolistes » intégristes, qui croit pouvoir substituer ses désirs ultra-minoritaires à la volonté populaire majoritaire exprimée lors du référendum constitutionnel de 1987, adopte une posture inconstitutionnelle, notamment lorsqu’elle plaide pour l’institution illégale d’« une seule langue officielle », le créole (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Le National, 2 octobre 2019). « Yon sèl lang ofisyèl » : l’« unilatéralisme créolophile » prêché par cette petite minorité de prédicateurs zélotes est également un appel à transgresser la légalité constitutionnelle du statut de nos deux langues officielles consignée à l’article 5 de notre Charte fondamentale. Il s’agit pour elle de légitimer une posture inconstitutionnelle en appelant au rejet des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 afin de parvenir à l’imposition hors sol d’un monolinguisme de l’enfermement identitaire dont le socle idéologique repose sur le déni aveugle de notre patrimoine linguistique historique bilingue. La chimère « Yon sèl lang ofisyèl » s’inspire des dérives sectaires et dogmatiques du linguiste Yves Dejean dont la langue maternelle est le français mais qui a publiquement colporté l’idée frauduleuse que [lang] « Fransé sé danjé » (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975). En toute rigueur, il faut toutefois rappeler que Yves Dejean s’est publiquement opposé à la création de l’Académie créole (voir Le Nouvelliste du 27 octobre 2004 : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ».
Dans un article très peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » Au onzième paragraphe de son texte, « Non à l’article 213 », Yves Dejean écrit ceci : « Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science. »
La dérive idéologique, sectaire et dogmatique, qui consiste à opposer les langues plutôt qu’à les inscrire dans une perspective de partenariat, ressort du « nationalisme linguistique » courant aux XIXe et XXe siècles, qui entend fédérer sinon agglutiner les notions de langue et d’identité nationale. (Sur le « nationalisme linguistique », voir l’étude du sociolinguiste Henri Boyer, « Identité (nationale), nationalisme linguistique et politique linguistique. Réflexions à partir de quelques situations contemporaines » parue dans Les cahiers du GEPE, n°8/ 2016 : « Langue(s) et espace ; langue(s) et identité », Presses universitaires de Strasbourg. Voir aussi notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Le National, 14 mars 2023.)
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Une vision rassembleuse : le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti
Les articles de la Constitution de 1987 relatifs aux deux langues officielles d’Haïti (tableau II) et –sauf l’article 213–, ceux ciblant « Des droits fondamentaux » / « De l’éducation et de l’enseignement » (tableau III), sont au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti. Le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » n’a rien à voir avec la chétive idée fourre-tout de « bilinguisme équilibré » promue par la réforme Bernard de 1979. Au cours des dernières années, cette idée fourre-tout de « bilinguisme équilibré » –qui n’est fondée sur aucune étude scientifique dans le champ de la créolistique–, a été retracée dans divers textes curriculaires et administratifs du ministère de l’Éducation nationale ainsi que dans des manifestations publiques. Un article paru en 2005 en témoigne : « Depuis mon arrivée au ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports (MENJS), mon équipe technique et moi travaillons en synergie avec les partenaires de l’éducation pour voir dans quelle mesure on peut arriver à un bilinguisme équilibré comme [le ministre] Bernard l’aurait souhaité : l’introduction du créole comme langue outil et comme langue objet tout au long de l’école fondamentale de trois cycles avec le français à l’oral dès la première année et à l’écrit dès la troisième année » (« Le bilinguisme dans l’enseignement en Haïti », Le Nouvelliste, 18 mars 2005).
Dans l’expression « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques », chacun des termes (« bilinguisme », « équité », « droits linguistiques ») est porteur de traits définitoires distincts et pourtant liés. Alors même que le terme « équité » comprend les sèmes définitoires de « Caractère de ce qui est fait avec justice et impartialité » (Le Larousse), les termes « bilingue » et « bilinguisme » sont le lieu d’âpres débats notionnels contradictoires. La réflexion que nous proposons en partage s’attache plutôt au bilinguisme en tant que politique d’État tout en gardant à l’esprit que « Des 195 États souverains, 54 sont officiellement bilingues, c’est-à-dire 27,6 % des pays du monde pour une population regroupant environ deux milliards de personnes (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval, n.d.).
Le dictionnaire Le Robert définit comme suit le « bilinguisme » : « Caractère bilingue (d’un pays, d’une région, de ses habitants). Le bilinguisme en Belgique, au Québec (personnes). Qualité de bilingue. Le bilinguisme parfait est rare ». Pour sa part, Le Larousse consigne la définition suivante : « Situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent concurremment deux langues ». Ranka Bijeljac-Babic, de l’Université de Poitiers, introduit des éléments de définition en ces termes : « Les termes « bilingue », « bilinguisme » désignent différents phénomènes selon qu’ils décrivent un individu, une communauté ou un mode de communication. Une personne est bilingue si elle utilise deux langues de façon régulière ; une société est bilingue si elle utilise une langue dans un contexte et l’autre dans un contexte différent. » (Ranka Bijeljac, « Enfant bilingue / De la petite enfance à l’école », Éditions Odile Jacob, 2017). Le bilinguisme de société évoqué dans le dernier segment de cette définition est contestable et il rappelle l’opposition de nombre de linguistes au concept de diglossie appliqué à la situation linguistique haïtienne.
Le linguiste-aménagiste québécois Jean-Claude Corbeil établit une « Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif / Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel ». Ainsi, « L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permette, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne. (…) c’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. Le bilinguisme est institutionnel lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue spécialisée » (Jean-Claude Corbeil, « L’embarras des langues / Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise », Éditions Québec-Amérique, 2007).
Dans le droit fil de ces différents éclairages notionnels, nous entendons par « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » la politique d’État d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 et qui s’articule sur deux versants indissociables :
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À l’échelle de l’État, le bilinguisme institutionnel instaure la parité effective et mesurable entre nos deux langues officielles et il garantit, dans la sphère publique, l’obligation de l’État d’effectuer toutes ses prestations, orales et écrites, en créole et en français, et d’élaborer/diffuser tous ses documents administratifs dans les deux langues officielles du pays. Le bilinguisme institutionnel se réfère ainsi en amont aux droits linguistiques collectifs ainsi qu’à l’« aptitude d’un service public à fournir à la population et à son propre personnel des services dans les deux langues officielles » (Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton, et Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).
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Le bilinguisme individuel recouvre le « droit à la langue » (le droit à l’acquisition et à la maîtrise des deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti ; le « droit à la langue maternelle » (le droit à la maîtrise et à l’utilisation de la langue maternelle créole dans toutes les situations de communication). Le « droit à la langue » est étroitement lié aux obligations de l’État sur le registre du bilinguisme institutionnel.
De manière articulée, et en lien avec la réalité historique de notre patrimoine linguistique bilingue et en conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, l’énoncé de politique linguistique nationale que l’État aura à adopter, en ce qui a trait au créole, devra notamment :
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définir explicitement le « droit à la langue » et le « droit à la langue maternelle créole » à parité statutaire avec le français aux côtés duquel le créole sera aménagé ;
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consigner et expliciter le statut du créole dans l’Administration publique, dans les rapports entre l’État et ses administrés, dans les médias et dans le système éducatif national ;
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consigner et expliciter les fonctions institutionnelles du créole : fonction de communication dans l’Administration publique, le secteur privé et les médias, signalétique publique, affichage publicitaire, droit d’être servi en créole partout dans l’Administration publique, droit de disposer de tous les documents personnels et administratifs en créole (passeport, carte d’identité nationale, contrats, documents de biens immobiliers et terriens, etc.) –notamment et explicitement, le droit pour tout citoyen de se faire servir en créole, à l’oral et à l’écrit, dans tous les services publics et privés ;
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édicter les balises de production et de diffusion en créole de tous les documents émanant de l’État et encadrer juridiquement l’obligation de rédiger/traduire en créole les textes fondamentaux de la République d’Haïti (lois, chartes ministérielles, ordonnances, règlements, décrets, arrêtés, conventions internationales, code civil, code rural, code du travail, etc.) ;
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consigner les balises du cadre légal de la généralisation obligatoire de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée, de la maternelle à l’enseignement fondamental, du secondaire à l’université. Ceci impliquera l’obligation pour le ministère de l’Éducation de mettre à la disposition des écoles le curriculum national en langue créole pour l’enseignement du créole à tous les niveaux du cursus de l’École haïtienne ; l’obligation pour ce ministère de garantir la possibilité que tout écolier et étudiant haïtien puisse être évalué dans la langue de son choix, particulièrement au niveau des épreuves officielles de l’École fondamentale et de l’École secondaire ;
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édicter les balises de formation et de certification obligatoire des enseignants du créole, ainsi que celles relatives à la production de matériel didactique et lexicographique de qualité en créole pour les écoles et l’université ; cela impliquera que le ministère de l’Éducation donnera –par règlement d’application obligatoire–, la priorité à la production et la mise à disposition du matériel d’enseignement et de formation en créole et/ou bilingue à tous les niveaux du système d’enseignement et de formation ;
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promouvoir le bilinguisme institutionnel, le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques et l’ouverture au multilinguisme.
En tant que politique d’État, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » que nous préconisons au coeur de l’aménagement linguistique en Haïti constitue sur plusieurs plans un enjeu majeur. Il est conforme au « Préambule » et aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, il est en lien direct avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, et il s’articule à la perspective centrale en jurilinguistique selon laquelle les droits linguistiques, dans leur universalité, sont à la fois individuels et collectifs. Dans cette optique, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » renvoie à toute la problématique du rôle de l’État en matière de mise en œuvre des droits linguistiques et quant aux garanties constitutionnelles qu’il faut obligatoirement leur accorder.
Dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser prend soin de noter que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (…) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique. » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Dans cette même publication, Graham Fraser –« Senior Fellow » (« Professionnel en résidence ») à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa, auparavant Commissaire aux langues officielles du Canada et président de l’Association internationale des commissaires linguistiques de 2013 à 2016–, mentionne la référence suivante tout en faisant ressortir le rôle de l’État en matière de droits linguistiques : « Voir notamment R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au parag. 20 : « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques […] ». Sur ce registre, il faut prendre toute la mesure que la mise en application des droits linguistiques exige des mesures gouvernementales explicites et appropriées et elle crée des obligations pour l’État : ces mesures et obligations doivent être consignées dans un dispositif d’ordre juridique et administratif. L’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, des deux langues de notre patrimoine linguistique historique conformément à la Constitution de 1987 trouvera dans ce dispositif juridique et administratif à la fois sa justification et ses modalités d’application.
Enseignant de carrière et éditorialiste disposant en Haïti d’une large audience dans les milieux éducatifs et dans les médias, Roody Edmé nous invite avec hauteur de vue à une réflexion rassembleuse sur le bilinguisme haïtien dans les termes suivants : « Si l’on parle de refondation de ce pays, on ne peut faire l’économie d’un dispositif législatif consacrant l’autodétermination et la protection de la langue parlée par tous les Haïtiens, tout en conservant au français sa place historique. Notre bilinguisme est une richesse qu’il faut donc cultiver comme la terre, assainir comme notre environnement, et le mettre au service du jeune Haïtien comme un outil précieux d’éducation et de production de richesses » (« Bilinguisme haïtien : sortir de la zone grise », AlterPresse, 13 février 2022).
Montréal, le 8 août 2023