— Par Robert-Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
De la nécessité de promouvoir un lexicographie créole de haute qulité scientifique et de soumettre à l’analyse critique ainsi qu’au débat public tout pseudo « modèle lexicographique » créole fantaisiste, rachitique et amateur contraire à la méthodologie de la lexicographique professionnelle.
À la suite de la parution en Haïti, dans Le National du 11 novembre 2021, de mon article titré « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? , j’ai enregistré divers commentaires confirmant qu’il y a communauté de vue entre nombre d’enseignants oeuvrant en Haïti et moi. Cette communauté de vue se rapporte aux différents problèmes que soulève l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire et à la nécessité d’une véritable qualification didactique pour l’enseignement en langue maternelle créole. L’un de mes interlocuteurs me demande toutefois de préciser ma pensée sur la situation linguistique d’Haïti, notamment au regard de la production de matériel didactique en créole. La réponse à cette demande emprunte la voie d’un plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, et ce plaidoyer s’adresse aux enseignants, aux linguistes, aux didacticiens, aux directeurs d’écoles, aux rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires ainsi qu’aux cadres du ministère de l’Éducation nationale. Ce plaidoyer s’adresse plus largement aux institutions haïtiennes de défense des droits citoyens et à toute personne qui s’intéresse à la question linguistique haïtienne.
Dans le droit fil de la publication en 2011 du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca), j’ai fait paraître en 2018 le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca). Par la suite, j’ai coordonné et co-écrit en 2021 le livre collectif « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca). Depuis 2015, dans le but de promouvoir une vision rassembleuse de l’aménagement linguistique en Haïti, je publie régulièrement en Haïti, dans le journal Le National, des articles de vulgarisation linguistique dans lesquels j’aborde différentes facettes de l’aménagement linguistique au pays : les droits linguistiques, le droit à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne, la lexicographie, la dictionnairique, la production de matériel didactique de qualité en créole, la jurilinguistique, la politique linguistique d’État, la politique linguistique éducative, etc.
À titre de linguiste-terminologue spécialiste de l’aménagement linguistique, dans mes livres et au moyen de mes articles de vulgarisation linguistique, je propose donc en partage une vision rassembleuse et cohérente de l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti. Cette vision est fondée sur les sciences du langage et la jurilinguistique et elle institue un plaidoyer rigoureux pour l’élaboration d’un énoncé de politique linguistique d’État et celle de la politique linguistique éducative, la didactisation du créole, la production de matériel didactique de haute qualité en créole, la formation des enseignants en didactique créole et l’encadrement juridique de l’aménagement de nos deux langues officielles.
En ce qui a trait à la production de matériel didactique en créole (ou pour le créole) et en ouvrant la réflexion à la lexicographie du français régional d’Haïti, j’ai exposé, dans plusieurs articles, les acquis mesurables de la lexicographie haïtienne contemporaine en mettant notamment en lumière les travaux de haute qualité scientifique de Pradel Pompilus, d’André Vilaire Chery et de Renauld Govain. J’ai également soumis à l’analyse critique deux productions lexicographiques créoles qui peuvent handicaper lourdement l’enseignement en langue maternelle créole en raison de leurs grandes faiblesses méthodologiques et/ou en raison de leur figement dans l’amateurisme, la fantaisie et l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie. Voici quelques-uns des articles que j’ai publiés en Haïti et en outre-mer sur les différentes facettes de l’aménagement du créole dans l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole et sur l’apport d’André Vilaire Chery à la lexicographie haïtienne pour le français régional d’Haïti : « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? » ; « Jean Pruvost et la fabrique des dictionnaires, un modèle pour la lexicographie haïtienne » ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » ; « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti d’André Vilaire Chéry » ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ; « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » ; « Les dictionnaires et lexiques créoles, des outils pédagogiques de premier plan dans l’enseignement en Haïti » ; « Enseigner en langue maternelle créole les sciences et les techniques : un défi aux multiples facettes » ; « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti ».
À ces articles de vulgarisation linguistique s’ajoute l’étude que j’ai fait paraître dans le livre de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Berrouët-Oriol et al., Éditions du Cidihca et Éditions Zémès, 382 pages, mai 2021). Cette étude a pour titre « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien » (pages 19 à 50). De grande qualité analytique, les études contenues dans ce livre, rédigées par des spécialistes d’horizons divers, apportent toutes des éclairages sectoriels de premier plan sur l’incontournable nécessité de la didactisation du créole.
La lexicographie haïtienne et ses enjeux contemporains
Pour le lecteur non linguiste et peu familier du domaine de la lexicographie et du rôle didactique qu’elle assure à travers l’usage des dictionnaires et des lexiques dans l’apprentissage scolaire, il est utile de définir en amont en quoi consiste la lexicographie. Termium Plus, le dictionnaire terminologique informatisé du gouvernement fédéral canadien, définit comme suit la lexicographie : « Recensement et étude des mots pris dans leur forme et leur signification visant l’élaboration de dictionnaires de langue ». Le dictionnaire Ortolang du Centre national de ressources textuelles et lexicales de France (CNRTL) lui assigne une définition relativement plus restreinte qui privilégie, avec l’emploi du terme « technique », la dimension méthodologique du travail lexicographique dont l’objectif est la confection des dictionnaires et des lexiques : « Technique de confection des dictionnaires », « Réalisation de lexiques, de dictionnaires ». Cette définition rejoint celle de célèbre lexicologue français Alain Rey, directeur des dictionnaires Le Robert durant une cinquantaine d’années, selon lequel la « Lexicographie s'[…] entendra des techniques utilisées depuis le XVIIe siècle (pour ne pas remonter au déluge) et encore de nos jours, dans la confection des dictionnaires » (Alain Rey, « Le lexique : images et modèles », Paris, Colin, 1977, p. 99). S’il arrive parfois que l’on attribue le même sens aux deux termes, la lexicographie et la lexicologie, ces deux domaines de la linguistique sont pourtant distincts. La lexicologie est bien le champ de la linguistique qui s’occupe des mots considérés par rapport à leur valeur, à leurs étymologies ; en d’autres termes, elle est l’étude de la signification des unités qui constituent le lexique d’une langue. Quant à elle, la lexicographie, dont les critères méthodologiques se sont fortement structurés au cours des ans, s’est véritablement installée comme la science de l’élaboration des lexiques et des dictionnaires. L’arrivée des ressources informatiques et des systèmes informatisés de traitement automatique de la langue a donné naissance à la dictionnairique et à la lexicographie numérique.
Dans l’article que j’ai publié en Haïti dans Le National le 9 décembre 2021, « La valse des anglicismes dans la presse écrite en Haïti et la problématique des emprunts : pistes de réflexion », j’ai montré que la lexicographie haïtienne, bien qu’elle soit assez jeune, a bénéficié des travaux pionniers de Pradel Pompilus. En matière de lexicographie, la voie qu’il a tracée dès le début des années 1950 s’est enrichie de l’apport de jeunes enseignants-chercheurs, notamment les linguistes André Vilaire Chery et Renauld Govain. Pradel Pompilus a institué, dans le champ divers des sciences humaines en Haïti, une véritable « coupure épistémologique » –au sens du philosophe Louis Althusser–, à contre-courant d’une certaine tradition haïtienne qui privilégiait le narratif identitaire et le culte bavard et réduplicatif d’un passé glorieux au détriment des méthodes scientifiques dans l’étude des faits sociaux et historiques (voir l’étude du philosophe Étienne Balibar, « Le concept de « coupure épistémologique » de Gaston Bachelard à Louis Althusser » parue dans « Écrits pour Althusser », Éditions La Découverte, Paris, 1991). La pensée lexicologique et lexicographique de Pradel Pompilus, au creux de ses travaux, irrigue jusqu’à nos jours la démarche lexicographique haïtienne dans la stricte conformité aux fondements méthodologiques de l’élaboration des dictionnaires. Ce socle méthodologique est au cœur du travail du lexicographe et le présent plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique s’en réclame. Ce socle méthodologique, au fondement de l’élaboration et de l’évaluation analytique des dictionnaires et des lexiques, comprend plusieurs strates liées qui s’articulent comme suit : l’enquête de terrain, la détermination de la nomenclature de référence, la détermination du public-cible du dictionnaire, l’établissement du corpus à analyser, les règles linguistiques régissant l’analyse des termes retenus, leur catégorisation grammaticale et lexicale, leur définition, les contextes phrastiques d’utilisation des termes, les notes explicatives, le système de renvois analogiques, le tout constituant ce qu’on appelle un « article » ou une « rubrique » dans un dictionnaire. Voici des exemples de fiches lexicographiques donnés sous forme de synthèse de l’information :
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Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « intelligence artificielle »
Source : OQLF, 2017 et CELF, 2018
Terme en vedette (ou « entrée » |
Catégorie grammaticale |
Définition 1 |
Source et datation |
intelligence artificielle |
Non féminin |
Champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines. |
Commission d’enrichissement de la langue française (France), FranceTerme, 2018 |
Définition 2 |
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Domaine d’étude ayant pour objet la reproduction artificielle des facultés cognitives de l’intelligence humaine dans le but de créer des systèmes ou des machines capables d’exécuter des fonctions relevant normalement de celle-ci. |
Office québécois de la langue française, 2017 |
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IA (abréviation) |
Fiche complémentaire pour le terme « intelligence artificielle »
Note technique 1 |
Marvin Minsky définissant le terme intelligence artificielle comme « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique ». (Réd. : CPO, 2021) |
Note technique 2 |
Cette définition a été donnée par Marvin Lee Minsky. Il fut scientifique et cofondateur avec l’informaticien John McCarthy du CSAIL (Computer Science and Artificial Intelligence Laboratory), du groupe d’intelligence artificielle du Massachusetts Institut of Technology (MIT). Ces deux scientifiques sont considérés comme les pères fondateurs de l’intelligence artificielle et comme ceux ayant démocratisé ce terme. (Réd. : CPO, 2021) |
Ce modèle de fiche lexicographique rédigée selon le dispositif du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle répond à la nécessité de construire chacune des rubriques dictionnairiques selon le même modèle conceptuel et d’introduire des champs informationnels obligatoires et contraignants, ce qui fait du dictionnaire un ouvrage stable, homogène et qui se consulte aisément. Cette inscription méthodologique répond à la nature et aux objectifs de l’ouvrage, qui sont de décrire et de définir les mots de la langue à une étape donnée et dans une séquence historique identifiée par la datation du terme.
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Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « pipirit »
Source : « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Indiana University, Creole Institute, 2007, p. 559).
Terme en vedette (ou « entrée » |
Catégorie grammaticale |
Définition 1 |
Source et datation |
pipirit |
nom |
Kind of small bird |
HCEBD 2007 |
Termes dérivés et/ou apparentés |
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pipirit chandel (2), pipirit chantan (3), pipirit gri (4), pipirit gwo tèt (5), pipirit rivyè (6), pipirit tèt fou (7) // gri kou pipirit (8), sou kon pipirit (9) |
nom |
Définition 2 : Hispaniolan pitchary Définition 3 : At the crack of dawn Contexte 3 : Li kite kay li maten an o pipirit chantan / She left the house at dawn |
HCEBD 2007 |
Comme pour le terme français « intelligence artificielle », le terme créole « pipirit » a fait l’objet d’une fiche lexicographique selon le modèle conforme au dispositif du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. L’information ainsi consignée répond à la nécessité de construire chacune des rubriques dictionnairiques selon le même modèle conceptuel et d’introduire des champs informationnels obligatoires et contraignants, ce qui fait de l’ouvrage d’Albert Valdman le dictionnaire modélisé le plus rigoureux et le plus exhaustif de la lexicographie créole contemporaine et cela a permis l’élaboration d’un ouvrage stable, homogène et qui se consulte aisément.
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Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « moto-taxi »
Source : « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry (tome 2, Éditions Édutex, 2002), p. 74-76.
Terme en vedette (ou « entrée » |
Catégorie grammaticale |
Définition 1 |
Source et datation |
moto-taxi |
nom |
Néologisme du français d’Haïti : « motocyclette utilisée comme taxi ». |
Le Nouvelliste, 5/3/2001 |
Contexte d’utilisation du terme |
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La moto-taxi a vu le jour à la faveur des grèves de juin et de juillet 1987. |
COMM. 1999 |
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Note 1 |
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On rencontre aussi « taxi-moto » |
HEM, mars 1999 |
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Note 2 |
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Dans la nomenclature, « taxi-moto » fait l’objet d’un renvoi analogique à « moto-taxi » |
AVC, 2002 |
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Le terme français « moto-taxi » a fait l’objet d’une ample recherche documentaire comme l’attestent les renseignements de nature quasi encyclopédique qui en éclairent le sens. L’analyse a montré que le dictionnaire d’André Vilaire Chery est une œuvre lexicographique de grande qualité, et il a été élaboré selon le modèle conforme au dispositif du socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. L’information consignée dans les « articles » lexicographiques répond à la nécessité de construire chacune des rubriques dictionnairiques selon le même modèle conceptuel et d’introduire des champs informationnels obligatoires et contraignants, ce qui fait de ce dictionnaire un modèle, l’un des plus rigoureux de la lexicographie haïtienne.
S’il est vrai que la lexicographie haïtienne, et singulièrement la lexicographie créole, est un domaine jeune et que son enseignement date d’environ vingt ans à la Faculté de linguistique appliquée, il faut rappeler que, depuis les premiers travaux de Pradel Pompilus durant les années 1950, elle a produit peu de dictionnaires et de lexiques et que ses enjeux contemporains ne semblent pas encore bien compris.
Le corpus lexicographique et dictionnairique du créole haïtien comprend un nombre limité de titres, très rarement rédigés uniquement en créole et ils sont conçus la plupart du temps en édition bilingue ou portant plus rarement sur la terminologie d’un domaine spécifique. Trente-quatre ans après la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, le corpus lexicographique haïtien ne comprend pas encore un dictionnaire créole unilingue de qualité rédigé selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Pour l’essentiel, ce corpus se résume aux documents suivants : « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine (Éditions Leméac, 1974) ; « Diksyonnè kréyòl-franse » de Lodewijik Peleman, Éditions Bon nouvèl, 1976 ; « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11 : 198-273, 1979) ; « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, n.d. ; « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007) ; « Dictionnaire français-créole / Diksyonè kreyòl-franse » par Jocelyne Trouillot, CUC Université caraïbe, 2007 ; « Diksyonè kreyòl Vilsen » de Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou, Éditions Educavision 1994 [2009] ; « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (non daté mais probablement mis en ligne il y a environ cinq ans) ; « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » de Renauld Govain (Éditions L’Harmattan, 2014). À ce corpus lexicographique créole il convient d’ajouter, sur le versant de la lexicographie haïtienne traitant du français, le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry (tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002). La première véritable description lexicographique du français régional d’Haïti a été effectuée par le linguiste haïtien Pradel Pompilus dans sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne le 9 décembre 1961, « La langue française en Haïti » (Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine – Travaux et mémoires, VII, publiée en 1981 aux Éditions Fardin. La troisième partie de cette thèse est consacrée au lexique du français haïtien, les « haïtianismes » selon la terminologie de Pompilus. Elle constitue un document pionnier, l’acte fondateur de la lexicographie haïtienne.
Les enjeux contemporains de la lexicographie haïtienne, et singulièrement de la lexicographie créole, se situent au carrefour de plusieurs défis –ceux de la pédagogie et de la didactique notamment. Il s’agit (1) de contribuer à la description du créole haïtien sur le plan lexical (y compris dans sa dimension diatopique) ; (2) de contribuer, par l’élaboration d’ouvrages de référence, à outiller l’intervention pédagogique et didactique dans l’apprentissage scolaire en langue créole ; (3) de contribuer à la production en créole du métalangage indispensable à la didactisation du créole ; (4) de contribuer à la diffusion en créole des savoirs et des connaissances ; (5) de modéliser de manière durable les travaux lexicographiques à venir en dépassant le stade artisanal de certaines productions par l’ancrage de la lexicographie haïtienne dans son incontournable dimension institutionnelle. À ce chapitre, la Faculté de linguistique appliquée devra être sollicitée afin d’assurer le « leadership » intellectuel et opérationnel de la lexicographie haïtienne contemporaine : la dimension institutionnelle de l’entreprise lexicographique haïtienne est un passage obligé pour en asseoir la crédibilité et la scientificité.
L’aménagement du créole dans l’École haïtienne et la complexe question de la production d’outils lexicographiques de qualité en créole
Il y a lieu de rappeler que le statut et le rôle du créole dans le système éducatif haïtien ont été institutionnalisés par la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole, pour la première fois dans l’histoire du pays, langue d’enseignement et langue enseignée aux côtés du français langue seconde. Les fondements constitutionnels de l’aménagement du créole, quoique relativement faibles, sont consignés à l’article 5 de la Constitution de 1987 votée par une large majorité de la population haïtienne.
En dépit des relatifs faibles acquis de la réforme Bernard de 1979 et de la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, l’aménagement du créole dans l’École haïtienne souffre encore de lourdes lacunes qui se résument comme suit : l’inexistence d’une politique linguistique éducative ; le lourd déficit de vision et de « leadership » de l’État en matière d’aménagement linguistique ; la multiplication des « plans », « programmes » et « directives » ministérielles parfois sans lien avec ce qui a été entrepris auparavant ; la relative rareté d’ouvrages de référence en langue créole ; l’inexistence d’une qualification didactique (de type CAPES par exemple) à l’échelle nationale pour l’enseignement du créole et l’enseignement en créole ; la faible qualification professionnelle des enseignants de créole en lien avec le peu de qualification des enseignants des matières générales. Le volet de la sous-qualification des enseignants est de première importance : « En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés (Bernard Hadjadj : « Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives », Education for All in the Caribbean, Assessment 2000 monograph series, Kingston, Jamaica : Office of the UNESCO Representative in the Caribbean).
C’est dans ce contexte ainsi caractérisé que j’ai mis en lumière, notamment dans mes articles cités précédemment, la problématique de la production d’outils lexicographiques de qualité en créole. La modélisation à venir de la production lexicographique haïtienne est une donnée essentielle au chapitre de sa crédibilité, de sa scientificité et de son ancrage dans la durée. Elle se donne à voir par l’analyse des caractéristiques scientifiques de plusieurs « produits » lexicographiques de grande qualité, en particulier dans les ouvrages suivants : le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007), le plus rigoureux de tous les ouvrages lexicographiques traitant du créole haïtien ; « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, 2014) de Renauld Govain, qui est la première enquête majeure sur le sujet ; le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry (tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002). À contre-courant de l’incontournable modélisation de la lexicographie haïtienne, il existe un contre-modèle dont l’analyse critique est de première importance afin de (re)mettre en lumière les lourdes lacunes conceptuelles et méthodologiques de ce contre-modèle ainsi que sa dangerosité et son caractère non opérationnel sur le plan de l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole.
La complexe question de la production d’outils lexicographiques de qualité en créole s’exemplifie de nos jours au constat du lourd déficit méthodologique et à la piètre qualité lexicographique du « Diksyonè kreyòl Vilsen » de Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou (Éditions Educavision 1994 [2009]) et du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » élaboré à Boston, au MIT, et diffusé à l’Île de La Gonâve au sein de « Lekòl kominotè Matènwa pou devlopman » sous l’égide du « MIT – Haïti Initiative Project ». J’en ai fait l’évaluation critique à partir des critères méthodologiques de la lexicographie dans deux articles distincts parus en Haïti, « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020 ;) et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 20 juillet 2020). L’examen du « Diksyonè kreyòl Vilsen » à partir des critères méthodologiques de la lexicographie professionnelle démontre que cet ouvrage ne peut être recommandé par les linguistes au titre d’une référence dictionnairique fiable. Ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, l’inadéquation, l’approximation ou la fausseté de nombreuses définitions ainsi que l’absence d’un métalangage adéquat en font un ouvrage peu rigoureux, qui se consulte difficilement dans sa version en ligne et qui ne peut servir de référence crédible aux usagers, en particulier aux élèves, aux enseignants et plus largement aux langagiers.
En matière de lexicographie créole, j’ai démontré que le MIT – Haïti Initiative Project fait la promotion d’un pseudo « modèle » lexicographique fantaisiste, erratique, pré-scientifique et pré-lexicologique. La promotion du pseudo « modèle » que fait le MIT – Haïti Initiative —un « modèle » qui repose principalement sur son aléatoire et précaire « Glossary »–, induit le grave danger d’installer la lexicographie créole dans une voie de garage, un dommageable un cul-de-sac, un amateurisme borgne selon lequel la fausseté et l’inadéquation des équivalents « créoles » comme le brouillard notionnel tiennent lieu de méthodologie et le faux-semblant de parade épistémologique. Le MIT – Haïti Initiative Project a élaboré à Boston son fantaisiste « Glossary » dans l’ignorance totale de la méthodologie du travail lexicographique. C’est en raison de la totale disqualification, au niveau scientifique, du pseudo « modèle » lexicographique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », qu’aucun linguiste haïtien, aucun enseignant, aucun didacticien –dans aucune étude de terrain rendue publique–, ne l’a avalisé ni recommandé pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques. Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » s’est révélé à l’analyse un contre-modèle illustrant la voie à ne pas suivre en lexicographie créole (voir mon article « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » (Le National, 28 juillet 2020). Ce contre-modèle renvoie à la nécessité d’avoir recours, en traductologie, en traduction et en lexicographie, à des choix théoriques cohérents et motivés quant à la conformité notionnelle, à l’opérationnalité et à la nature des équivalents retenus : faut-il avoir recours à l’« équivalence exacte », ou à l’« équivalence partielle », ou à l’« équivalence indicative/explicative », ou à l’« équivalence par intersection », ou à l’« équivalence sémantique », ou à l’« équivalence pragmatique » ? (Sur la typologie des équivalences en traductologie, voir la thèse de doctorat en traduction d’Annaïch Le Serrec : « Analyse comparative de l’équivalence terminologique en corpus parallèle et en corpus comparable : application au domaine du changement climatique », Université de Montréal, avril 2012. Voir aussi David B. Ellis : « La notion d’équivalence en traduction : les apports de la théorie des actes de parole », thèse de doctorat en traductologie, Université Sorbonne nouvelle – Paris 3, 1987.) Toujours en ce qui a trait à la conformité des équivalents entre la langue de départ L1 et la langue d’arrivée L2, il faut prendre toute la mesure que « La relation d’équivalence entre deux termes est notamment fondée sur le parallélisme dans la relation terme –» notion, établie séparément pour chacune des langues visées. La démarche initiale [est nécessairement] (…) sémasiologique et consiste à aller de la dénomination identifiée vers le concept qu’elle désigne » (voir Liliana Kozar : « Fixer l’équivalence terminologique sur l’exemple des termes français et polonais du régime supplémentaire de retraite », Uniwersytet Zielonogórski, paru dans Studia Romanica Posnaniensia 43/1, 2016 : 27-46.)
Il est attesté que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », suite à son examen attentif et objectif à l’aide des critères connus de la méthodologie lexicographique, est en réalité un lexique et nullement un glossaire puisqu’il ne comprend aucune définition des termes : dans leur grande confusion conceptuelle et théorique, ses auteurs confondent donc « glossaire » et « lexique ». En réalité, ce lexique est une œuvre pré-lexicographique plutôt qu’un travail scientifique. En raison de ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, il ne répond pas aux normes de la lexicographie professionnelle et il ne peut être recommandé par les linguistes et les didacticiens comme outil dans l’apprentissage en créole des mathématiques, des sciences et des technologies. Ce « Glossary », pour l’essentiel, est un bricolage fantaisiste d’équivalents donnés pour des termes créoles mais qui à l’analyse sont des mots « habillés » d’une douteuse « enveloppe sonore créole » et qui sont dépourvus de rigueur d’équivalence notionnelle. Dans l’ensemble les équivalents créoles sont faux, inadéquats, erratiques, hasardeux, handicapants et non opérationnels. Ils ne peuvent être compris par les locuteurs créolophones, par les élèves comme par les enseignants dans une salle de classe.
À titre d’illustration, voici un chantillon tiré du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » d’équivalents « créoles » faux, fantaisistes, frauduleux, inadéquats, non opérationnels, non conformes au système morphosyntaxique du créole et qu’aucun locuteur créolophone, enseignant ou élève, ne peut comprendre :
–« rezistans lè |
–pis kout lè |
–epi plak pou replik sou |
–nan eta repo |
–oto-kolimatè |
–modil elastisite, modil konpresiblite |
–limyè ki polarize an sèk |
–konpayèl bazik |
–fòm depwotonasyon |
–echikye Punnett di-ibrid ki asosye ak sèks |
–pou esperimantasyon sou kwazman ak plak –replik ki pa sèvi ak tetrad |
–vitès chape poul |
–F1 ATPase |
–pwodui vizyalizasyon chan yo |
–lwa gaz ideyal |
–entegral sou liy |
–fè kwazman & devlope espò |
–analiz pou yon makonnay regresyon |
–ki pa polè / idwofòb |
–konpayèl o pa |
–an pwotonasyon |
–esperimantasyon sou limyè nan yon fant |
–panse-fòme pè-pataje » |
Faut-il parler d’« arnaque lexicographique » à la lecture de ces pseudo équivalents « créoles » ? Le constat est sans appel : aucun enseignant créolophone haïtien, aucun locuteur natif du créole n’a pu « inventer » les 859 termes prétendument « créoles » contenus dans ce « Glossary » et qu’aucun créolophone ne peut comprendre… L’examen rigoureux du contre-modèle lexicographique que constitue le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » a clairement démontré qu’il a été élaboré, sans doute par des anglophones peu familiers du créole et dépourvus de qualification en lexicographie, dans l’ignorance totale des normes méthodologiques de la lexicographie professionnelle. L’on ne sait pas d’où proviennent ces fantaisistes équivalents « créoles » –leur choix n’est pas motivé–, ni par quels « spécialistes » ils ont été hasardeusement « inventés » –les qualifications en lexicographie, en traduction ou en terminologie des rédacteurs ne sont pas précisées. L’on ne sait pas non plus si ces équivalents sont des néologismes, justifiés au plan méthodologique, ni à quels domaines scientifiques ils se rattachent.
Au caractère pré-scientifique et pré-lexicographique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » il convient d’ajouter un questionnement relevant de l’éthique du travail scientifique : l’évidence que le Département de linguistique du MIT n’aurait jamais autorisé, dans l’enseignement donné sur son campus par ses linguistes, l’usage d’un « Glossary » aussi médiocre au niveau scientifique. Le contre-modèle du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » serait donc adéquat dans le système éducatif haïtien mais pas dans l’enseignement au MIT ? Le ministère de l’Éducation nationale d’Haïti a-t-il homologué ce « Glossary » qui pour l’essentiel comprend des équivalents « créoles » faux, fantaisistes, frauduleux, inadéquats, non opérationnels, non conformes au système morphosyntaxique du créole et qu’aucun locuteur créolophone ne peut comprendre ? L’enjeu de cette évaluation critique, à travers les articles que j’ai consacrés au « Glossary » et à d’autres productions lexicographiques créoles, est toujours d’actualité et tout à fait pertinent : faut-il avaliser, conforter et diffuser un contre-modèle en lexicographie créole ou contribuer à l’élaboration d’outils lexicographiques et didactiques de haute qualité scientifique en langue créole ?
À contre-courant de tout « modèle » lexicographique amateur, fantaisiste, déficient et étranger à la méthodologie de la lexicographie, le présent « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » en identifie les enjeux et s’inscrit dans la perspective d’une contribution qui se veut rassembleuse et qui est destinée à promouvoir la vision selon laquelle la lexicographie créole doit être un champ d’activités de haute qualité scientifique. L’atteinte de cet objectif est liée à un ensemble de facteurs structuraux sur lesquels il convient d’intervenir désormais de manière institutionnelle : le renforcement de la formation des lexicologues haïtiens, la qualification didactique des enseignants de créole et la modélisation de la production lexicographique par la mise à contribution de l’expertise de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. L’entreprise de didactisation du créole sera certainement inscrite en amont et dans le cours de l’élaboration des outils lexicographiques créoles dont le système éducatif a besoin pour l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole. L’introduction dans le système éducatif haïtien d’outils lexicographiques créole de haute qualité scientifique, tout en favorisant l’apprentissage en langue maternelle créole, sera également un gage de l’efficience d’une éducation de qualité et inclusive, respectueuse des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs. Le défi est de taille et il en en lien avec les besoins linguistiques de la scolarisation des trois millions d’apprenants de langue maternelle créole qui fréquentent l’École haïtienne.
L’élaboration d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique peut aujourd’hui prendre appui sur des acquis mesurables, en particulier sur l’opérationnalité des fondements méthodologique de la démarche lexicographique. Pradel Pompilus, Renauld Govain, André Vilaire Chéry et Albert Valdman nous indiquent la voie à suivre pour y parvenir et leurs travaux de grande qualité ont été menés dans l’observance de la méthodologie du travail lexicographique : l’enquête de terrain, la détermination de la nomenclature de référence, la détermination du public-cible du dictionnaire, l’établissement du corpus à analyser, les règles linguistiques régissant l’analyse des termes retenus, leur classement, leur définition, les contextes phrastiques d’utilisation des termes, les notes explicatives, le système de renvois analogiques, le tout constituant ce qu’on appelle un « article » ou une « rubrique » dans un dictionnaire. À ces acquis il faudra joindre le formidable potentiel des outils informatiques qui, depuis environ une quarantaine d’années, ont largement enrichi les protocoles lexicographiques et qui ont contribué à la survenue de la dictionnairique. Il est tout à fait réaliste d’établir dès maintenant le dispositif conceptuel de l’élaboration d’une base de données lexicographiques informatisée du créole haïtien à partir de laquelle sera élaborée une lexicographie créole de haute qualité scientifique. Au périmètre d’une dictionnairique haïtienne moderne et citoyenne, elle pourra produire, sur de solides bases méthodologiques, divers « produits » lexicographiques (lexiques et vocabulaires spécialisés, dictionnaires créoles unidirectionnel pour enfants et pour adultes) indispensables à une scolarisation de qualité en langue créole. L’aménagement simultané du créole et du français dans le système scolaire haïtien, en conformité avec l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987, a un urgent besoin d’outils lexicographiques et didactiques standardisés : au même titre qu’une lexicographie descriptive du français régional d’Haïti, une lexicographie créole de haute qualité scientifique devra y pourvoir.
Montréal, le 14 décembre 2021