— Par Sarha Fauré —
Le livre de Susan Neiman, « La gauche n’est pas woke », apporte une réflexion inédite dans le débat contemporain sur le wokisme, un terme aujourd’hui largement controversé. Alors que de nombreux essais abordant ce sujet adoptent une approche résolument réactionnaire ou conservatrice, Neiman se distingue par une perspective philosophique, nuancée et profondément ancrée dans les idéaux de la gauche universaliste et progressiste. Directrice du prestigieux Einstein Forum à Potsdam, et ayant enseigné dans des universités telles que Yale et Tel-Aviv, Susan Neiman critique les dérives identitaires qu’elle observe au sein de son propre camp politique, tout en réaffirmant son engagement en faveur des valeurs des Lumières.
Dans cet ouvrage, Neiman dénonce ce qu’elle appelle le « tribalisme » de certains mouvements actuels qui, bien qu’animés par une volonté sincère de défendre les opprimés, adoptent des méthodes qu’elle considère comme fondamentalement réactionnaires. Selon elle, le mouvement woke repose sur des émotions traditionnellement associées à la gauche, comme l’empathie et l’indignation face aux injustices, mais se perd en appliquant des idées basées sur l’identité, qui s’opposent à l’universalisme progressiste. Pour Neiman, cette dérive identitaire fragmente la société et sape la solidarité collective, l’une des pierres angulaires de la pensée de gauche.
Le concept central du livre repose sur la distinction entre universalisme et tribalisme. Susan Neiman plaide pour un retour à l’universalisme, une vision de la société où chaque individu est reconnu pour son humanité commune, indépendamment de son appartenance ethnique, religieuse ou culturelle. Selon elle, cette vision est menacée par les tendances identitaires contemporaines, qui encouragent une segmentation de la société en groupes de plus en plus isolés, chacun centré sur ses propres intérêts et revendications. Ce tribalisme, qu’il soit de droite ou de gauche, est, selon Neiman, profondément dangereux pour l’unité sociale et la justice.
Ce positionnement l’amène à critiquer non seulement les militants woke, mais aussi la manière dont la droite instrumentalise le débat autour du wokisme pour renforcer ses propres discours. Des figures politiques comme Donald Trump aux États-Unis, Éric Zemmour en France ou encore Vladimir Poutine en Russie ont fait du wokisme un repoussoir commode pour attirer à eux une base électorale en quête de repères face aux bouleversements sociaux et culturels. Cependant, Susan Neiman prévient qu’ignorer ou minimiser les dérives du wokisme n’est pas une solution. Selon elle, la gauche doit prendre ses distances avec ces excès si elle veut éviter que de nombreux électeurs ne basculent vers des partis d’extrême droite, en quête de réponses simplistes à des problèmes complexes.
L’un des aspects les plus fascinants de l’ouvrage est la manière dont Neiman applique cette analyse universaliste à des questions brûlantes d’actualité, comme le conflit israélo-palestinien. Elle dénonce les positions simplistes qui classent les parties en conflit selon une logique binaire de « pro-palestinien » ou « pro-israélien », qu’elle juge réductrice et tribale. Refusant ces étiquettes, elle se dit « pro-paix et pro-droits de l’homme », insistant sur le fait que les deux camps doivent être jugés à l’aune de leurs actions et de leur respect du droit international et des droits humains. Elle critique aussi vivement la réponse du gouvernement israélien après les attaques du Hamas le 7 octobre 2023, tout en condamnant avec la même fermeté les actions terroristes du Hamas. Ce positionnement, loin des discours manichéens, lui permet de souligner l’importance d’une vision réellement universaliste, où chaque être humain, qu’il soit israélien ou palestinien, doit être traité avec la même dignité et les mêmes droits.
En analysant les courants intellectuels qui nourrissent la pensée woke, Neiman s’intéresse particulièrement à l’héritage de Michel Foucault, qu’elle considère comme l’une des figures tutélaires de cette mouvance. Foucault, par ses réflexions sur le pouvoir et la répression, aurait, selon Neiman, favorisé une vision profondément cynique et nihiliste de la justice. Pour Foucault, les institutions qui se disent au service de la justice – qu’il s’agisse de l’État, des lois ou du système carcéral – ne seraient en réalité que des outils de domination et de contrôle. Neiman s’oppose fermement à cette vision pessimiste, affirmant que, malgré ses imperfections, l’idée de justice universelle, héritée des Lumières, a permis des progrès spectaculaires, qu’il ne faut pas sous-estimer. Selon elle, abandonner ces idéaux, comme le prônent certains militants woke, reviendrait à renoncer à toute idée de progrès véritable.
D’ailleurs, Susan Neiman souligne que l’un des dangers du wokisme réside dans son incapacité à reconnaître les progrès réels réalisés au cours des dernières décennies. Elle rappelle que des avancées telles que l’abolition de l’esclavage, le droit de vote des femmes ou encore la reconnaissance des droits des personnes LGBTQ+ ont changé la vie de millions de personnes. Selon elle, ignorer ou minimiser ces réalisations crée un sentiment d’impuissance et de désespoir, nuisible à la poursuite de nouvelles réformes sociales. Il est essentiel, insiste-t-elle, de reconnaître ces réussites pour conserver l’espoir d’en accomplir d’autres.
Neiman aborde également le déclin perçu du wokisme dans les sociétés anglo-saxonnes. Si certains analystes voient dans les récents excès du mouvement woke les signes d’un recul inévitable, elle rappelle que ce n’est pas le cas dans le milieu universitaire, où les idées wokistes continuent d’être largement dominantes. Elle s’inquiète notamment de la tendance, chez de nombreux étudiants, à se focaliser exclusivement sur des questions identitaires, ce qui, selon elle, limite l’ouverture intellectuelle et le dialogue entre les cultures.
Enfin, Susan Neiman se montre prudente mais optimiste quant à l’avenir de la gauche progressiste, en prenant pour exemple la vice-présidente américaine Kamala Harris qui bien, que femme de couleur, a intelligemment évité de centrer sa campagne sur ses origines ethniques, refusant ainsi de s’engager dans des politiques identitaires. Pour Neiman, cette approche est la bonne, car elle permet de rassembler un large électorat autour de valeurs communes, sans diviser la société en groupes identitaires.
« La gauche n’est pas woke » n’est pas un réquisitoire contre la cancel culture ou une énième dénonciation du wokisme. C’est un plaidoyer pour une gauche universaliste, ancrée dans les idéaux de justice et de progrès, capable de lutter contre les nouvelles formes de fascisme en se réappropriant les valeurs des Lumières. Neiman appelle à une renaissance de l’humanisme et de l’universalisme, seuls capables, selon elle, de garantir une véritable solidarité sociale et une justice équitable pour tous.