Un texte précieux et puissant de Francis Wolff qui, contre le relativisme de notre temps, grâce à la limpidité des idées et la force des arguments, fonde un humanisme reposant sur l’universalité.
Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité. Nous nous savons tous exposés aux mêmes risques : changement climatique, crise économique et écologique, épidémies, terrorismes, etc. Mais alors qu’elle s’impose dans les consciences, l’unité de l’humanité recule dans les représentations : revendications identitaires, nationalismes, xénophobies, radicalités religieuses. L’universel est accusé de toutes parts : il serait oublieux des particularismes et des différences, en somme il serait trop universel. Ou il ne le serait pas assez, il ne serait que le masque du plus fort : du patriarcat (tous les hommes, mais pas les femmes), de l’Occident (tous les hommes, mais seulement les Blancs), ou de l’anthropocentrisme (tous les hommes, mais pas les animaux).
Contre ces replis, il faut que les idées universalistes retrouvent leur puissance mobilisatrice et critique. Contre la dictature des émotions et des opinions, défendre la raison scientifique. Contre l’empire des identités, refonder une éthique de l’égalité et de la réciprocité.
Sur quoi peut aujourd’hui reposer cet héritage des Lumières ? Ni sur un Dieu, ni sur la Nature, car ils prouvent tout et son contraire. Il faut s’y résoudre : l’humanité est seule source de valeurs. Pour autant, nous ne sommes pas condamnés au relativisme. Car l’humanité, ce n’est pas seulement l’ensemble des êtres humains, c’est aussi la qualité présente en chacun de nous et qui nous lie aux autres : non pas la capacité de communiquer qui est aussi propre à d’autres espèces, ni l’aptitude à raisonner que possèdent certaines machines, mais la faculté de raisonner en communiquant, autrement dit de dialoguer.
Philosophe et professeur émérite à l’École normale supérieure (Paris), Francis Wolff est notamment l’auteur, chez Fayard, de Philosophie de la corrida (2007), Notre humanité (2010), Pourquoi la musique ? (2015), Il n’y a pas d’amour parfait (2016, prix Bristol des Lumières 2016 et prix lycéen du livre de philosophie 2018) et Trois utopies contemporaines (2017).
De l’art de dialoguer
Par Catherine Portevin
Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité et de partager une même planète, et pourtant, l’idée d’universel ne cesse de décliner. Elle est attaquée comme le faux nez de la loi du plus fort (du mâle blanc occidental et/ou de l’humain sur la nature). Les droits de l’homme ne seraient que des principes « hors-sol ». Au pire, l’idéal universaliste est menteur, au mieux, il est superflu : moralement impuissant, politiquement impraticable, écologiquement inopérant pour penser à l’échelle du vivant. Si partout la globalisation fabrique des replis identitaires, si l’humain n’est qu’une machine pensante ou qu’un animal sensible parmi d’autres, que reste-t-il à faire au philosophe ? Soit trépigner pour la restauration d’un ordre ancien, soit prendre acte aujourd’hui de « la faiblesse conceptuelle » des idées d’universel et d’humanité, rouvrir son Aristote, son Kant et quelques autres, aller au fond des objections, et répondre à nouveaux frais aux questions : Qu’est-ce que l’humain ? Qu’est-ce que la liberté ? Et même qu’est-ce que le bien ?
C’est la seconde voie qu’a choisie Francis Wolff en entreprenant de « fonder pour notre époque ces idées dépréciées par notre époque » *. Il les aborde ici par la face nord avec le concept d’universel (au singulier), plus risqué à affirmer sans coup de menton transcendantal ! Comme toujours avec lui, la pente est raide mais nette, et nous suivons bien encordés la progression de la thèse et des arguments. Le chemin vaut une belle leçon de philosophie ! Résumons les étapes. Premièrement, la spécificité et l’unité du genre humain tiennent, non pas au langage, mais au dialogue « prédicatif » : A et B peuvent se parler d’un sujet C, et ce, ajoute Wolff, « pour rien » – « C’est ça l’humain. Bavarder. Palabrer. Papoter. » Deuxièmement, Francis Wolff en déduit une éthique de l’égalité et de la réciprocité (je peux parler de n’importe quoi avec n’importe qui) qui permet de penser un « nous » humain universel. C’est pourquoi, troisièmement, l’universel est une meilleure voie que le relativisme des valeurs ou la crispation sur des identités exclusives, pour préserver les diversités qui nous font vivre (et dialoguer). L’âge serait même venu d’un « humanisme cosmopolitique » fondé « sur une éthique de l’égalité et sur une politique des différences ». C’est ainsi qu’en plaidant pour l’universel, Francis Wolff entend sauver le multiple, en nous et hors de nous.
* À lire aussi l’excellent plaidoyer de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? (La République des idées, Seuil, 112 p., 11,80 €).