— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
En Haïti, les urgences les plus criantes se bousculent aux portiques de l’État. De la navrante saga de la formation d’un nouveau gouvernement en passant par l’amplitude tentaculaire de l’insécurité accompagnant le caractère criminogène du pouvoir politique, l’on assiste à l’accélération de la faillite d’un État incapable de faire face aux urgences sociétales connues de tous. En dépit de cela, et contre le délitement de l’État, les institutions des droits humains poursuivent leur nécessaire et si laborieux plaidoyer pour l’établissement d’un État de droit post-duvaliériste au pays. Dans ce contexte, une question mérite à nouveau d’être posée : ces institutions, qui gèrent dans l’urgence leurs mandats spécifiques, sont-elles concernées par l’aménagement linguistique en Haïti ? Est-il indiqué et légitime de plaider pour que les institutions des droits humains s’impliquent dans l’aménagement linguistique en Haïti ?
La réflexion induite par ces questions a préalablement été abordée dans notre article du 8 décembre 2017 paru dans Le National, « Droits linguistiques en Haïti : l’indispensable implication des institutions des droits humains ». Cet article faisait suite à celui paru dans Le National le 11 octobre 2017, « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », qui prolongeait, sur ce sujet, une réflexion déjà engagée dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al, Cidihca et Éditions de l’Universté d’État d’Haïti, 2011), réflexion systématisée dans notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti/Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Cidihca et Éditions Zémès, 2018). Dans l’article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », nous avons situé la problématique des droits linguistiques en Haïti dans le dispositif plus large des droits humains fondamentaux. Pareille perspective historique mérite d’être mieux comprise et, surtout, d’être inscrite dans une démarche pionnière et rassembleuse des institutions haïtiennes des droits humains. Il s’agit là d’un enjeu fondamental car tous les droits citoyens se vivent et s’expriment dans la langue maternelle et/ou dans la langue seconde.
Notre plaidoyer pour la mise en œuvre des droits linguistiques en Haïti est conforme à la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996. On entend par « droits linguistiques », dans leur universalité, l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des droits linguistiques s’entend au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En vertu du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des droits linguistiques consigne (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias et dans l’Administration publique ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.
Nous avons dénombré une trentaine d’institutions des droits humains en Haïti, parmi lesquelles la Plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), le Centre oecuménique des droits humains (CEDH), le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), la Commission épiscopale nationale justice et paix (CE-JILAP), Kay fanm, etc. Plusieurs d’entre elles ont une implantation nationale tandis que certaines s’attachent à une action locale. Dans tous les cas de figure, ces institutions ont des mandats spécifiques touchant divers aspects de la vie nationale (droits politiques, droits des réfugiés, droits des femmes, etc.). Il est juste et légitime de poser que les institutions des droits humains en Haïti sont concernées par l’aménagement linguistique. D’une part, c’est dans la langue et par la langue que se conçoivent et s’expriment tous nos droits citoyens consignés dans la Constitution de 1987. Le « droit à la langue » et le « droit à la langue maternelle » sont donc au cœur du dispositif des droits humains fondamentaux en Haïti. D’autre part, l’efficience des droits citoyens doit nécessairement accompagner la mise en œuvre des droits linguistiques au pays. Cette neuve manière de problématiser l’épineuse question linguistique haïtienne a entre autres le mérite de situer l’aménagement linguistique en dehors des ornières réductrices du type « langue dominante/langue dominée », l’aménagement ainsi ciblé étant de nature à la fois politique et jurilinguistique.
Le plaidoyer pour l’implication des institutions des droits humains dans l’aménagement linguistique en Haïti permet de mettre en lumière plusieurs obstacles situés en amont du processus de planification linguistique. Ainsi, il est attesté que nombre d’institutions des droits humains au pays ne font pas encore le lien entre leurs mandats spécifiques et les droits linguistiques. Manifestement il s’agit là d’un cheminement nécessaire vers une prise de conscience linguistique que ces institutions sont appelées à faire. Il leur appartient de librement trouver les mécanismes d’articulation entre leurs mandats spécifiques et les droits linguistiques. Cette prise de conscience linguistique chez les institutions haïtiennes des droits humains est donc un processus d’assimilation d’une vision et des notions qui la sous-tendent, à savoir que l’aménagement simultané de nos deux langues officielles repose pour l’essentiel sur le « droit à la langue », le « droit à la langue maternelle » et l’« équité des droits linguistiques » –et ces droits devront être explicitement consignés dans un énoncé de politique linguistique d’État. Alors même que les institutions des droits humains sont engagées dans un combat citoyen majeur face à un État démissionnaire cultivant l’impunité, il y a lieu de préciser qu’elles peuvent davantage œuvrer de manière rassembleuse en inscrivant l’exigence de l’effectivité des droits linguistiques dans leur démarche d’ensemble. Car l’expression et la conquête des droits humains fondamentaux passent par la langue : au premier chef elles s’expriment par la langue maternelle de la majorité des citoyens, le créole. De même que l’enseignement en langue maternelle créole permet à l’enfant de se construire adéquatement une identité, l’apprentissage des droits citoyens doit nécessairement s’effectuer en langue maternelle pour être bien compris, mieux assimilé et mis en œuvre de manière durable.
De surcroît, le plaidoyer pour l’implication des institutions des droits humains dans l’aménagement linguistique en Haïti vise à pallier le déficit de leadership de l’État haïtien dans le champ de l’aménagement linguistique. Pareil déficit de leadership de l’État a été amplement diagnostiqué par nombre d’auteurs et institutions, notamment par le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) dont l’analyse est contenue dans le document intitulé « Façonnons l’avenir » de mars 2009 (voir aussi « Les 33 recommandations du GTEF » et son rapport synthèse « Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti » d’août 2010). Le déficit de leadership de l’État haïtien dans le champ de l’aménagement linguistique est particulièrement prégnant dans le système éducatif national encore privé d’une politique linguistique éducative issu d’un énoncé de politique linguistique nationale. À bien prendre la mesure que l’officialisation de la langue créole comme langue d’enseignement est juste en son principe, il faut savoir que pareille officialisation figure timidement et de manière diffuse dans le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » du ministère de l’Éducation daté d’octobre 2018. En l’absence d’une véritable politique linguistique éducative, les concepteurs de ce « Plan décennal… » ont effectué une pâle mise à jour de certaines orientations de la réforme Bernard de 1979. Au plan linguistique, ce « Plan décennal… » consigne très chichement, on l’a noté, les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale : « En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28) [là-dessus, voir notre article paru dans Le National du 31 octobre 2018, « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative »].
À bien prendre la mesure que les droits linguistiques sont un droit premier et qu’ils doivent être inscrits dans le grand ensemble des droits humains fondamentaux en Haïti, il est essentiel que les institutions des droits humains soient appelées à inscrire dans le cheminement de leur réflexion et dans leurs plans d’action, à l’échelle nationale, la problématique des droits linguistiques en amont et au mitan du dispositif des droits humains en Haïti et dans l’établissement d’un État de droit au pays. Les organisations haïtiennes de droits humains s’engageront de la sorte à faire la promotion des droits linguistiques au titre d’un droit humain premier et essentiel à l’échelle nationale et dans toutes leurs sphères d’intervention –y compris dans les écoles, les universités et les médias. De la sorte, les institutions haïtiennes des droits humains pourront contribuer à l’élaboration de l’énoncé de la politique de l’État haïtien en matière de droits linguistiques au titre d’un droit humain premier et essentiel. Elles pourront également contribuer à l’élaboration d’une législation linguistique qui exprime et établit le dispositif d’application de l’énoncé de politique linguistique d’État. En définitive il importe de bien comprendre que les droits linguistiques engagent l’avenir même du pays au titre d’un droit premier, essentiel, dans le dispositif plus large des droits humains. Dans cette optique, les droits linguistiques sont aussi essentiels à l’établissement d’un État de droit que le sont le droit à l’éducation, à la santé, à la liberté d’expression, à la liberté d’association, droits explicitement consignés dans la Constitution de 1987.
L’État haïtien est un État faible, il ne dispose pas d’une politique linguistique nationale et il n’a toujours pas formulé de politique linguistique éducative comme nous l’avons démontré dans plusieurs textes, notamment dans l’article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique » (Le National, 30 novembre 2017). Et cet État ne dispose d’aucune institution de planification linguistique ciblant l’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français. Il faut donc interpeller et contraindre l’État à se doter de cet indispensable outil d’aménagement linguistique comme nous l’avons démontré dans notre « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Le National, 18 avril 2017).
Montréal, le 28 mai 2019