Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti : entrevue avec le linguiste Robert Berrouët-Oriol

Le nouveau livre du linguiste Robert Berrouët-Oriol, « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », sera en vente-signature à Montréal le 18 août 2018 lors de la Journée du livre haïtien du Centre N a rive. Pour l’occasion Le National a interrogé l’auteur qui répond aux questions de Jean-Euphèle Milcé.

Le National (LN) : Robert Berrouët-Oriol, quel est le projet éditorial du « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti » ?

Robert Berrouët-Oriol (RBO) : Le « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », qui fait 133 pages, paraît le 18 août 2018 au Canada et il sera disponible en Haïti à la rentrée. Cette nouvelle publication est une coédition du Cidihca (Canada) et des Éditions Zémès (Haïti). Pour mémoire je rappelle que ces deux maisons d’édition ont coédité, en juin 2017, le livre que j’ai coécrit avec le linguiste Hugues Saint-Fort, « La question linguistique haïtienne / Textes choisis ». En versions française et créole, le « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti » est un livre de vulgarisation et il s’adresse à des lecteurs d’horizons divers intéressés par la problématique linguistique haïtienne et l’impératif de l’aménagement linguistique en Haïti. Il fournit un ample éclairage sur les notions essentielles de « droits linguistiques », de « droit à la langue maternelle », « d’équité des droits linguistiques » et d’aménagement linguistique notamment dans le champ éducatif. L’ensemble est complété par trois études de premier plan écrites par des spécialistes mondialement connus pour leurs contributions ciblant les droits linguistiques, les fondements théoriques de l’aménagement linguistique ainsi que les principes de base modélisant la mise en œuvre des politiques linguistiques. Ces trois études majeures qui complètent le livre sont, respectivement, « Le droit linguistique et les droits linguistiques », par Joseph-G. Turi ; « Fondements de l’aménagement linguistique », par Christiane Loubier ; et « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », par Louis-Jean Rousseau.

LN : Dans le livre que vous avez dirigé et coécrit avec d’autres linguistes en 2011, « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti), vous abordiez déjà la question des droits linguistiques en Haïti. Quelle est aujourd’hui la pertinence d’une nouvelle publication consacrée cette fois-ci aux droits linguistiques en Haïti ?

RBO : En effet, en 2011, j’ai abordé la question des droits linguistiques dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions ». Dans la vision de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays que j’ai à cœur de promouvoir depuis lors, la question des droits linguistiques est centrale ; elle mérite d’être bien comprise et amplement diffusée tant auprès des citoyens que des institutions nationales. Pour y contribuer, il m’est apparu essentiel de consacrer un livre entier à la question des droits linguistiques en Haïti : il s’agit d’éclairer pour mieux informer et mieux informer pour éclairer l’action des décideurs politiques ainsi que des institutions concernées par la problématique des droits linguistiques au pays. La pertinence de cette publication se donne également à voir dans le lien établi par l’un des chapitres du livre entre les droits linguistiques et les droits humains fondamentaux, « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, 11 octobre 2017). Il faut savoir que la vision de l’aménagement linguistique et la question des droits linguistiques, dans leurs rapports étroits, sont relativement nouvelles dans la réflexion sur la problématique linguistique haïtienne. En réalité, cette neuve manière de problématiser la vie des langues au pays remonte à la publication en 2011 de notre livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions ». La méconnaissance des fondements jurilinguistiques de la notion de droits linguistiques peut conduire à la confusion et à des errements à la fois théoriques et programmatiques. Ainsi, à ignorer et/ou méconnaître les fondements jurilinguistiques de la notion de droits linguistiques, on a vu l’Académie créole s’enfoncer dans le brouillard et induire le public en erreur en posant que les enfants, en Haïti, ont des « droits linguistiques » spécifiques ou particuliers (voir, là-dessus, mon article du 20 septembre 2016, « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à lAkademi kreyòl ayisyen ». Il est donc essentiel de bien comprendre en quoi consistent les droits linguistiques en Haïti dans la perspective de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles et dans le cheminement de la construction d’un État de droit post-duvaliériste au pays.

 

LN : Quelle est, selon les enseignements de la jurilinguistique, la définition de la notion centrale de « droits linguistiques » ?

RBO : Mon plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti est conforme à la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996. On entend par « droits linguistiques », dans leur universalité, l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des droits linguistiques s’entend au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En vertu du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des droits linguistiques consigne (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias et dans l’Administration publique ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.

De surcroît, « Un des apports les plus importants au Droit linguistique consiste dans le fait que la Déclaration [universelle des droits linguistiques de 1996] considère inséparables et interdépendantes les dimensions collective et individuelle des droits linguistiques, car la langue se constitue d’une manière collective au sein d’une communauté et c’est aussi au sein de cette même communauté que les personnes en font un usage individuel. De cette manière, l’exercice des droits linguistiques individuels peut seulement devenir effectif si l’on respecte les droits collectifs de toutes les communautés et de tous les groupes linguistiques. » (Conférence mondiale sur les droits linguistiques (CMDL), Barcelone, 6-8 juin 1996 ; document du Comité d’accompagnement de la Déclaration universelle des droits linguistiques : Institut d’Edicions de la diputació de Barcelona, avril 1998.)

LN : Par un article paru dans Le National le 11 octobre 2017, « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », vous soutenez l’idée, somme toute innovante, qu’il y a adéquation et similarité de perspective entre les droits linguistiques et les droits humains fondamentaux en Haïti. Dans votre vision de la problématique linguistique haïtienne, les droits linguistiques appartiennent-ils au grand ensemble des droits humains fondamentaux ?

RBO : C’est précisément l’adéquation et la similarité de perspective entre les droits linguistiques et les droits humains fondamentaux en Haïti que j’éclaire dans le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti ». D’ailleurs, dans ce livre, je reprends à dessein l’article paru dans Le National le 11 octobre 2017, « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique ». La trame de fond est qu’en dépit de lourdes lacunes institutionnelles et des pesanteurs du passé, Haïti est engagée depuis 1986 dans la difficile construction d’un État de droit post-duvaliériste. La Constitution de 1987 consigne un ensemble de droits fondamentaux dont les Haïtiens font l’apprentissage à la fois au plan individuel et au plan collectif : droit à la libre expression, droit d’association, droit à l’éducation, droit à la santé, etc. Une crédible révision constitutionnelle –non soumise aux magouilles politiciennes comme on l’a vu avec le duo Préval-Martelly en mai 2011–, devra consigner les droits linguistiques de tous les Haïtiens, unilingues créolophones et bilingues créole-français, au titre d’un droit humain fondamental. Le « droit à la langue » ainsi que le « droit à la langue maternelle » créole sont constitutifs d’un droit humain fondamental : c’est par la langue maternelle et/ou seconde que s’exprime et se vit la citoyenneté, et l’État a l’obligation de légiférer, au plan linguistique, pour que l’efficience des droits linguistique soit assurée dans toutes les sphères de la vie nationale.

L’adéquation et la similarité de perspective entre les droits linguistiques et les droits humains fondamentaux en Haïti m’ont conduit l’an dernier à interpeller les institutions haïtiennes des droits humains. Est-il juste et pertinent, aujourd’hui, de soutenir que les institutions haïtiennes des droits humains doivent nécessairement s’impliquer dans la réflexion et la mise en œuvre des droits linguistiques au pays ? Oui, puisque ces institutions jouent un rôle de premier plan dans la construction d’un État de droit post-duvaliériste en Haïti. Alors même que ces institutions sont engagées dans un combat citoyen majeur face à un État démissionnaire cultivant l’impunité, il y a lieu de préciser qu’elles peuvent davantage œuvrer de manière rassembleuse en inscrivant l’exigence de l’effectivité des droits linguistiques dans leur démarche d’ensemble. Car l’expression et la conquête des droits humains fondamentaux passent par la langue : au premier chef elles s’expriment par la langue maternelle de la majorité des citoyens, le créole. De même que l’enseignement en langue maternelle créole permet à l’enfant de se construire adéquatement une identité, de même l’apprentissage des droits citoyens doit nécessairement s’effectuer en langue maternelle pour être bien compris, mieux assimilé et mis en œuvre de manière durable.

D’autres raisons plaident également en faveur d’une implication innovante des organisations des droits humains dans le champ linguistique. L’État haïtien est un État faible, il n’a pas de politique linguistique nationale et il n’a toujours pas formulé de politique linguistique éducative comme je l’ai démontré dans plusieurs textes récents, notamment dans l’article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique » (Le National, 30 novembre 2017). Et cet État ne dispose d’aucune institution nationale de planification linguistique responsable de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Les institutions haïtiennes des droits humains ont aujourd’hui le défi d’interpeller et de contraindre l’État à se doter de cet indispensable outil d’aménagement linguistique issu d’un futur énoncé de politique linguistique nationale comme je l’ai exposé dans mon « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Le National, 18 avril 2017).

 

Propos recueillis par Jean-Euphèle Milcé.

 

 

Paru à Port-au-Prince dans Le National le 16 août 2018