Entretien avec Moussa Touré, réalisateur du film « La pirogue »
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Comment le film est-il né ?
C’est parti d’un constat très simple et évident : au Sénégal, chaque famille compte au moins un de ses membres qui s’est embarqué dans une pirogue pour tenter sa chance en Europe. Notre peuple grandit avec l’horizon au loin, mais la seule manière de l’atteindre pour les plus jeunes, c’est de partir. La moitié de la population a moins de 20 ans, et il n’y a aucune perspective d’avenir pour elle.
Un jour, j’ai découvert que mon mécanicien, qui est tout jeune homme, avait lui aussi tenté l’aventure. Il était monté à bord d’une pirogue, mais avait été
reconduit au pays deux mois plus tard. Quand je l’ai retrouvé, je l’ai longuement interrogé et j’ai noté des éléments de son récit qui, par la suite, m’ont inspiré pour le film.
À quel stade le producteur Éric Névé, qui a aussi collaboré au scénario, est-il intervenu ?
Il m’avait contacté il y a plusieurs années car il souhaitait qu’on travaille ensemble sur un projet autour de ces jeunes qui fuient le continent africain.
J’étais bien sûr sensible à sa démarche, mais en tant que Sénégalais, c’était un sujet beaucoup trop difficile à aborder à travers une fiction. J’ai en effet réalisé plusieurs documentaires sur mon pays dont je connais la grande inégalité dans la répartition des richesses et la corruption du gouvernement. J’ai parlé à Éric d’un ami écrivain qui pouvait être intéressé par ce projet d’écriture. Ils se sont rencontrés et ont commencé à écrire. Un an plus tard, Éric est revenu vers moi avec un scénario. Mais il m’a semblé que je ne pouvais pas travailler à partir de cette première version que je n’arrivais pas à m’approprier. Nous avons travaillé sur plusieurs pistes de réécriture pour rendre le scénario plus contemporain. Éric a compris mon point de vue et, un an plus tard, il m’a proposé un scénario plus juste, plus abouti, qui allait dans la bonne direction.
Comment le scénario a-t-il pris forme ?
Si l’on compte toutes les étapes d’écriture, c’est un processus qui nous a pris trois ans. J’ai refusé d’être crédité au scénario car les deux personnes qui ont écrit avaient un vrai recul par rapport à cette fiction, alors que je n’avais pas moi-même la distance nécessaire.Éric m’a choisi parce que je fais partie de ces gens qui connaissent bien la mer : je sais ce que ces jeunes espèrent quand ils prennent le large, ce qui les pousse à fuir, et quel parcours les attend. Il m’a laissé une grande liberté pour réaliser le film tel que je le souhaitais, et j’ai pu imprégner le scénario de cette réalité-là.
Personnellement, mon véritable travail d’écriture s’est fait pendant le tournage, par la mise en scène.
Le film s’ouvre sur une séquence de lutte, qui fait penser à une transe…
La lutte sera le thème de mon prochain film. Car, pour nous, c’est le sport populaire par excellence. C’est une sorte de miroir tendu aux Sénégalais, qu’ils soient modernes ou traditionnels, qu’ils soient tentés par la modernité occidentale – comme le jeune homme avec son iPhone – ou qu’ils gardent un ancrage dans la religion. Et la lutte se mêle de transes, phénomène qui occupe une place importante dans notre culture, car si nous sommes pour la majorité musulmans, nous sommes aussi animistes. J’ai choisi de commencer le film sur cette séquence pour placer l’homme sénégalais au cœur de cette histoire : c’est dans la lutte que nous nous retrouvons tous.
Vous avez tourné en quel support ?
Je suis l’un des premiers Sénégalais à tourner en numérique, même si j’ai été façonné par le 35mm. Mais cela ne change rien à ma manière de faire du cinéma. Je me considère comme cinéaste avant d’être technicien, si bien que la taille de la caméra ou le support sont pour moi secondaires.
Comment avez-vous réagi en voyant le film finalisé ?
Je me suis demandé comment on pouvait vivre dans un climat pareil. C’est la question que se posent les parents qui restent au village. Ils savent bien qu’ils ne peuvent rien faire pour aider leurs enfants, qu’il n’y a pas d’avenir pour les jeunes dans ce pays, et que cela ne sert à rien de les retenir.
J’ai aussi vu pleurer ma femme, comme jamais je ne l’avais vue auparavant. J’avais presque honte de l’avoir autant émue. D’une certaine manière, c’était une souffrance de réaliser ce film, où j’ai mis mon énergie, ma vérité et mes affects, mais c’était aussi une nécessité.