« Phèdre » de Philippe Adrien : un metteur en scène mercenaire, un spectacle bon pour les antillais, pas pour les parisiens.

— Par Roland Sabra —

dalmat_phedreLe ciel est vide et les dieux sont morts de n’avoir jamais existé ou de s’être mêles d’un peu trop près à la vie des hommes. L’existence des hommes, ces êtres pour la mort, en est irrémédiablement perdue. Descendantes des dieux les lignées sont maudites. C’est sans doute là le ressort du tragique dans la Phèdre de Racine. Les personnages sont traversés par la démesure, la fatalité et la culpabilité dans une construction racinienne méthodique.

La démesure en fait les sujets d’un ordre qui les dépasse. Phèdre aime, malgré elle, d’un amour incestueux Hippolyte ce beau fils (!) de Thèsée son époux. L’absence du Père, voire sa mort annoncée, provoque l’aveu de cet amour au beau-fils épouvanté par la nudité violente de ce désir féminin. Mais le Père mort bouge encore. Il revient. Il revient pour juger, pour condamner l’inceste, anéantir le fils. Phèdre est fille de Pasiphaé dont les amoures monstrueuses avec un taureau donnèrent naissance au Minotaure. Thésée, élevé par sa mère et son grand-père dans l’ignorance de sa filiation paternelle, massacre ses cousins, débarrasse Athènes du Minotaure et se fait reconnaître par ses mérites, fils d’Egée. Il tue, infidèle il multiplie les conquêtes, il vole les femmes comme par exemple Antiope la mère d’Hippolyte. Prévert avait raison qui écrivait : « Notre Père qui êtes aux cieux Restez-y Et nous resterons sur la terre Qui est quelquefois si jolie . ». Mais prenons garde! Les dieux veulent notre bien. Ils n’hésitent pas pour ce faire à nous envoyer des messagers et même leur fils paraît-il ! L’étymologie l’affirme : la fatalité, c’est le destin et c’est la mort. Phèdre se bat contre son désir. Combat perdu d’avance, elle peut, « Qui bene amat, bene castigat »,se tenir à distance Hyppolyte, éloigner l’objet cause de ce désir en l’expédiant en exil, lui afficher de l’hostilité, le calomnier. Rien y fait . Toujours elle se retrouve face à lui.«Je l’évitais partout. O comble de misère ! Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père. » Les forces qui la meuvent sont démesurées, incontrôlables, elles sont issues d’un autre monde, d’un autre ordre, d’une autre logique , elles sont d’un ailleurs sans lieu. Pas de grâce , les héros raciniens sont jansénistes, damnés et condamnés. Hippolyte meurt des calomnies de sa marâtre, Phèdre de celles de sa confidente Œnone. La culpabilité, elle est d’avant. Elle est d’être vivant, un être de langage, un « parlêtre ». Pas de passage à l’acte, Phèdre n’est pas Jocaste. Le désir suffit à la culpabilité. Dans la préface Racine écrit : « La seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même. » Il n’y a donc pas besoin de crime. Le seul fait objectif dont elle se rend coupable est son mensonge, à Thésée quand celui-ci rentre d’une si longue absence. Mensonge qu’elle reconnaît à l’heure de son trépas. Le reste c’est-à dire tout, n’est qu’affaire de mots, de langage, de périphrases, d’oxymores par exemple pour dire les doutes ou la violence des sentiments contraires.

Rarement pièce fut plus construite que celle-ci. Deux parties donc autour d’un événement, le retour de Thésée, qui fait bascule et qui se situe au milieu très exact de la pièce, au vers 827 sur les 1654 que compte la tragédie. Phèdre est présente dans douze scènes sur trente, de même que Thésée et Hippolyte. Un cas d’école pour une lecture structuraliste et… pour les psychanalystes. « J’aime que le théâtre mette en jeu le désir le plus fort. » Pour *Philippe Adrien le metteur en scène ce n’est pas seulement une déclaration de principe. Parmi ses derniers travaux il y a Copi (L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer) Tennesse Williams (Un Tramway nommé désir) Shakespeare (Scali Delpeyrat en Hamlet fascinant, étrange) Toppard ( En Arcadie) , Brecht, Genet, Schwab, Bourdieu etc. On n’a pas oublié qu’il a fait découvrir en 1999, un des auteurs les plus fulgurants d’Autriche, disparu à 35 ans dans une crise d’éthylisme Werner Schwab. (« Excédent de poids, insignifiant : amorphe »). En 2002 il a monté L’ivrogne dans la brousse d’après Amos Tutuola l’écrivain nigérian d’expression anglaise qui fut un des premiers à faire le passage de l’oral à l’écrit. Avec une large palette de mises en scènes, qui va d’Euripide aux auteurs les plus contemporains, Philippe Adrien, est un des metteurs en scène européens qui font aujourd’hui référence. On lui prête avec justesse, une rigueur dans le travail, un refus de la complaisance, un respect du texte seul producteur de sens, une exigence d’aller à l’essentiel, qui sont la marque des grands. Pourtant…Aussi étrange que cela paraisse Philippe Adrien, amateur au théâtre d’émotions fortes n’avait jamais monté de Racine avant cette Phèdre si ce n’est Andromaque, l’an dernier, un travail d’atelier avec ses élèves jugé suffisamment inabouti pour ne pas être mentionné dans la liste des travaux du maître. Quand on lui pose la question « Pourquoi Racine maintenant ? » Il répond qu’il ne s’agit pas d’un choix personnel mais du résultat d’une rencontre avec une ancienne élève Aurélie Dalmat, qui souhaitait jouer sous sa direction le rôle de Phèdre. Une oeuvre de commande en quelque sorte. Certains dans l’audiovisuel font à des « ménages », c’est à dire vendent leur notoriété télévisuelle à des marchands de lessives afin de mettre du beurre dans leurs épinards, d’autres au théâtre envoient deux assistants, Alfred Fantone et François Raffenaud faire (vite fait mal fait?) un travail qu’ils signeront mais dont il est exclu qu’ils le présentent dans leur théâtre parisien, « Théâtre de la Tempête » en l’occurrence.

Nous avons déjà dit combien ce signifiant semblait maudit en Martinique. L’ avenir de cette Phèdre, déclare Philippe Adrien est « éventuellement de tourner dans la région. » Philippe Adrien semble avoir peu de goût pour Racine et son assistant, Raffenaud, pas plus qui déclare sur RCI « On s’emmerde dans ces pièces là ». C’est leur droit. Ce qui est plus contestable c’est de se comporter en metteur en scène mercenaire pour satisfaire les caprices d’une actrice, ayant suffisamment d’entregent politique en Martinique pour faire financer cette tentative avortée d’auto-promotion, par des fonds publics. Petits cadeaux entre amis, l’état-major du MIM a assisté aux premiers rangs, à l’exécution de cette Phèdre financée directement par le Conseil Régional (à hauteur de 100 000 Euros ?) et indirectement par le Conseil Général, via le CMAC. Car enfin, Aurélie Dalmat n’ a aucune crédibilité en Phèdre anorexique, en quête d’elle-même, dévorée par la passion. Elle confond pleurnicherie gémissement et émotions , elle va jusqu’à nous promener du côté de Feydeau dans la scène du retour de Thésée transformée en « Ciel mon mari » ce qui fait rire la salle. qui en a bien besoin, tant Raffenaud semble déterminé à justifier son propos. On eût peut-être aimé le jeu d’Aurélie Dalmat … au XIXème siècle ou avant, en ces temps révolus où l’on déclamait les alexandrins, a ceci près comme l’écrivait Jouvet que« La déclamation exige d’articuler parfaitement, de prononcer clairement et de dire juste ».

Pour pour l’occasion, on est bien loin du compte!Le jeune Mike Fédée encore un peu tendre et peu aidé par ses partenaires a bien du mal à trouver son registre si ce n’est avec Ina Boulanger talent prometteur dans le rôle d’Aricie. Aliou Cissé en Thésée récite son rôle tout seul ou presque, comme le font les autres livrés au texte racinien sans repères, ni directives claires, aussi mobiles sur scène qu’une borne kilométrique au fin fond du désert. Phèdre est elle une Jocaste comme le laisse croire la lecture oedipianisante de Mauron? Est-elle au contraire une figure « féministe » qui refusant de se placer sous la Loi du Père-époux, est en quête d’une identité sexuelle par elle-même révélée, dans l’amour d’un Hippolyte androgyne? Phèdre nous parle-t-elle d’une peur masculine de la jouissance féminine? S’agit-il d’un conflit autour du primat du Phallus entre une sexualité masculine et une sexualité féminine? Luce Irrigaray, Michèle Montrelay, soutiennent plus ou moins ce point de vue. Est-ce l’illustration de l’inaccessibilité au bonheur comme le pense Mauriac? Ou bien alors a-t-on à faire à la classique opposition entre passion et devoir comme l’a fixée JL Barrault? Ou bien… ? Ou bien…? S’agit-il d’autre chose? Le spectateur n’en saura rien, tant l’indigence est grande.Au delà de l’absence de vraie lecture du texte, au delà des hésitations entre plusieurs partis pris, ce montage est donc avant tout une belle illustration du colonialisme culturel et du mépris qu’il véhicule. Autonomie, indépendance disiez-vous? Il y a les actes du discours et le discours des actes, et le fossé est profond.
Roland Sabra

Assistants metteurs en scène Alfred Fantone
François Raffenaud
Lumières Dominique Guesdon
Plasticien, créateur des objets Bruno Sentier
Costumes Esther Bajoc
Gabrielle Talbot
Sylviane Gody
Coiffures Véronique Paru
Musique Alfred Fantone
 
Avec
Aliou Cissé Thésée
Aurélie Dalmat Phèdre
Astrid Lawson Ismène
Mike Fédée Hippolyte
Paulette Kneur Panope
Yna Boulangé Aricie
Jean-Claude Prat-Rousseau Théramène
Esther Myrtil Œnome