Peut-on transformer nos contraintes en opportunités ?

Par Marie-Laurence Delor

J’ai reçu courant mois de Mai une invitation du Conseil de Sages de Fort-de-France à venir exposer, à la suite de quelques autres personnalités, dans le cadre d’une réflexion autour du thème « Peut-on transformer nos contraintes en opportunités ? ». J’y ai répondu favorablement et il était convenu que ce serait les vacances scolaires de Toussaint. N’ayant eu ni confirmation, ni relance j’ai considéré que ce n’était plus à l’ordre du jour. J’ai alors pensé que les notes que j’avais consignées à cet effet pourrait être rendues publiques et contribuer, je l’espère, à alimenter le débat.

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La question soumise à la réflexion par votre Conseil est la suivante : « Peut-on transformer nos contraintes en opportunités ? ». Pour mieux en discerner les limites je l’ai reformulée comme suit en spécifiant les déterminations de temps (« aujourd’hui ») et de lieu (la « Martinique ») : « Peut-on aujourd’hui en Martinique transformer nos contraintes en opportunité ? ». Il en ressort que l’objet est la « société globale martiniquaise contemporaine ». J’use de la notion de « société globale » par opposition aux groupes ou catégories sociales particuliers qui la composent. Je n’ignore pas la controverse dont cette notion a été l’objet : est-ce le corps politique, le contrat (voir J.J.ROUSSEAU), qui donne vie et forme au corps social ou est-ce le corps social dans sa pluralité et sa conflictualité, la société globale donc (voir DURKHEIM), qui donne sens au corps politique (l’État et ses institutions) ? Cette controverse bien qu’éclairante n’intéressera pas mon propos.

La reformulation de la question, telle qu’exposée précédemment, ne cesse pas pour autant d’interroger : nous faisons en effet partie d’un l’ensemble français et européen dont le modèle économique et social révèle aujourd’hui de manière cruciale, notamment en Martinique, ses limites. C’est bien là, la preuve d’une forte intégration qui nécessiterait pour rendre compte de la complexité de notre situation une approche macro systémique, c’est-à-dire qui prenne en compte le cadre français et européen ainsi que la hiérarchie des différentes instances décisionnelles et leurs interactions et rétroaction. Cela n’interdit pas toutefois une approche plus analytique qui se limite à une composante du système : la Martinique.

J’ai compris que chaque intervenant devrait développer à partir de son ou ses domaines de compétence. Autrement dit, qu’on attendrait, me concernant, un éclairage de la philosophie qui par définition ne saurait être que critique. Compte tenu de la confusion entretenu entre « savoir » et « croyance » et du poids aujourd’hui de cette dernière dans le débat public martiniquais, je suis de ceux qui pensent que la philosophie doit être « dé-constructive ». J’entends par « déconstruction » une interrogation sur les termes et les présupposés dans lesquels on pose et pense les problèmes et par « croyance » ce qui, au contraire du « savoir », ne peut être objet d’expérience objective, c’est à dire de vérification ou de falsification (je renvoie à E. KANT et K. POPPER sur ce dernier point)

Ma première observation, dans la logique de ce qui précède, est que la question soumise à discussion appartient à la « boite à outils » du « manager d’entreprise ». Sa résolution relève sur ce terrain de l’élaboration de stratégies gestionnaires dont la finalité est « le profit ». Le « management » se définit comme «l’ensemble des techniques d’organisation et de gestion des entreprises » (voir Larousse).

Le problème est de savoir si la « boite à outil managériale » est opératoire et sans conséquences appliquée la « société globale » et aux institutions publiques. On ne saurait taire, dans ce même ordre d’idée, la très grande proximité à partir des années 1980 entre « management » et « sociologie des organisation », tout au moins celle développée par le « Centre de Sociologie des Organisations » (CSO) fondée en 1964 par Michel CROSIER. Revendiquant un certain pragmatisme, cette école de sociologie très influente un temps dans les cercle de pouvoir a professé une superposition de l’analyse des affaires publiques et celle des institutions économiques. La « liberté des acteurs » et l’argument selon laquelle les « règles du jeu » n’étaient pas « données » mais « construites » dans « l’interaction » de ces acteurs étaient les maitres mots. Ainsi l’asymétrie des acteurs et donc la structure hiérarchisée et inégalitaire de la scène sociale propre aux sociétés divisée étaient éludées. On est entré, dès lors, dans un processus de « managérisation » de la politique, laquelle correspondait aux exigences du capitalisme financier international, c’est-à-dire à la soumission de la politique au modèle des entreprises. On en voit aujourd’hui les dégâts, notamment sur les institutions publiques non marchand en particulier l’éducation et la santé. On a pu aussi amplement constaté comment les « contraintes » pendant le Covid avaient été des « opportunités », mais pour les seules grandes entreprises. Elles ont doublé voire triplé leurs bénéfices. C’est dire que la dialectique contrainte/opportunité fonctionne toujours en contexte, autrement dit de manière économiquement et socialement différenciée.

Par ailleurs, ce serait une erreur de réduire ce qui de fait est une profonde mutation sociale, la « managérisation » de la politique, à de la technicité en vue d’optimiser l’efficacité des politiques publiques. Mutation, parce que les relations de travail et les modalités de gouvernement au sein des appareils administratifs et des politiques publiques sont modifiés : nouveau mode de formation et de professionnalisation des fonctionnaires, l’usager devient client et voit ses droits se transformer, des entreprises privées acquière un statut et un poids inédit sur les politiques publiques (recrutement, audit, statistiques, évaluation, pilotage de « grandes messes citoyennes…). Toutes ces évolutions restent bien sûr à être davantage documentées en Martinique.

La question de la possibilité ou non de « transformer des contraintes en opportunités » est, je crois m’en être expliquée, l’énoncée liminaire qui annonce l’activation d’une procédure managériale inadéquate appliquée à la société globale. L’enjeu politique à ce niveau est, selon moi, celui de la maîtrise collective de notre destin, c’est à dire notre responsabilité vis-à-vis de notre situation présente et à venir. Une problématique générale qui ne nous laisse d’autre choix que de revenir au « politique » au sens de la construction d’un monde commun, d’un bien commun (je vous renvoie sur ce dernier point à Hannah ARENDT). « Le politique » se définit ici par opposition à « la politique », laquelle réfère, d’une part, aux institutions et organes de gestion de la société, d’autre part, à la lutte pour le contrôle de ceux-ci. Et on pourrait dire d’une certaine façon que « la politique » telle qu’elle se pratique aujourd’hui fait obstruction au « politique » au lieu d’en être le ferment.

Je perçois, entre autres difficultés, trois obstacles majeurs d’un retour au politique en Martinique et par conséquent à une amorce de résolution de la maîtrise de notre destin :

1/ Notre rapport au temps

J’ai proposé à débat cette hypothèse dans l’édition du 06 novembre 2021 de Madinin’art (« En ces temps obscurs »)(1) Je cite :

« Et sans doute faudrait-il pour sortir de l’impasse aller au-delà des constats préalables exposés précédemment et interroger ce qui en est peut-être la matrice : notre rapport à la temporalité, autrement dit la manière dont nous articulons notre passé, notre présent et notre futur. L’hypothèse que nous soumettons au débat est que notre rapport à la temporalité est aujourd’hui comme dans l’hexagone de l’ordre du présentisme. Nous entendons ainsi une manière de penser et d’être où le présent est entravé par un passé surinvesti par la mémoire et où le futur cesse d’être un horizon de possible ». J’ajouterai que j’associe la notion de « présentisme » à celle de la « tyrannie de la mémoire» (commémorations à répétition, imposition académique d’évènements mémoriels…) et à la confusion entretenu entre mémoire et histoire : ce sont deux manières distinctes de se rapporter au passé. La mémoire obéit à un devoir de fidélité, l’histoire à un devoir de vérité. (Voir François HARTOG,2003, « Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps », voir aussi l’article en ligne de Sébastien LEDOUX : « La mémoire, mauvais objet de l’historien » ?)

2/ Le malentendu entre élite et peuple

L’exemple qui illustre le mieux ce « malentendu » c’est la difficulté des élites politiques et intellectuelles à traduire en projet la volonté populaire exprimée par la voie des urnes en 2010 : « identité politique française et européenne, identité culturelle et historique martiniquaise ». A la revendication « d’égalité » ces élites cherchent à substituer celle de « l’équité » dont il n’existe aucune attestation dans notre histoire. Cela revient à travestir la volonté populaire en la transformant de fait, sous une façade de fausse radicalité, en demande de « discrimination positive ». Une demande qu’ils peinent à assumer et à débattre publiquement. Cette hypothèse du dévoiement de l’expression populaire de plus en plus manifeste depuis l’arrivée à la CTM d’une nouvelle équipe je l’ai évoquée dans l’édition du 23 juillet 2020 de Madinin’art ( « Activisme RNV : parler vrai »)(2)

3/ La question béké

Voilà ce que j’écrivais dans l’édition du 20 septembre 2021 de Madinin’art (« L’enfer ce n’est pas forcément les autres »)(3) :

« J’en conviens, il y a un contentieux à régler. Mais qu’on le fasse sur des bases saines, pas sur celle du ressentiment : on ne peut pas reprocher en permanence à des hommes ce que leurs ancêtres ont fait. Il faut donc s’asseoir autour de la table dans le respect des uns et des autres pour négocier notamment la question des terres en friche, celle du réinvestissement local d’une partie des bénéfices réalisés localement, celle aussi du quota de produits locaux dans les grandes surfaces… Comme on le voit, nous ne sommes pas ici sur le registre de la récrimination victimaire perpétuelle et de la réparation, mais sur celui de la justice sociale, aujourd’hui et maintenant, c’est à dire de la répartition équitable des richesses, condition du maintien de la paix et du lien social ».

Fort-de- France le 4/12/2022

Marie Laurence DELOR

(1) https://www.madinin-art.net/en-ces-temps-obscurs/

(2) https://www.madinin-art.net/activisme-n-r-v-noir-rouge-vert-parler-vrai/

(3) https://www.madinin-art.net/l-enfer-ce-nest-pas-forcement-les-autres/