— Par Patrick Singaïny* —
Oui si l’on croit aux idées, non si l’on croit à la pensée.
Quand Edgar Morin confronte sa pensée à celle d’un autre, confronte-t-il seulement ses théories à celles de l’autre? Non, il cherche autre chose puisque cette rencontre ne changera rien à l’intégrité des deux réflexions mises en confrontation, mais peut donner lieu à celui qui les distingue l’occasion de créer des liens ou des passerelles personnels. Là est le bienfait d’une telle démarche : le lecteur est celui qui est invité à s’ouvrir à des horizons inattendus.
Mais qu’est-ce donc une pensée? Tout d’abord, elle ne se limite ni à des idées, ni à des théories fussent-elles empreintes d’infinies nuances. La pensée naît d’un esprit grâce auquel, si il ne s’était pas exprimé encore une fois, une certaine vision du monde du moment-et-de-toujours aurait été ressentie comme tronquée.
Il y a donc un fossé entre celui qui porte le monde dans sa main avec humilité et gravité et celui qui le perçoit par clivages, c’est-à-dire via les idées ou les théories qui sont d’une grande labilité.
Si Edgar Morin est génial, c’est parce qu’il a réussi à faire que celles-ci, par nature partisanes, puissent être mises à distance avant même que nous puissions nous mettre à choisir/exclure un camp, une posture, un cri. Sa pensée complexe comprend Tout, à défaut de le comprendre dans son exhaustivité, laquelle n’est pas chose humaine.
Pour moi qui me suis confronté à lui, à deux reprises, j’ai toujours pris soin de faire en sorte que nous nous exprimions sur le mode du diptyque ou sur le mode d’un entretien à partir duquel la confrontation peut donner lieu à des approfondissements.
Edgar Morin est l’un des esprits les plus brillants du XXème et du 21ème siècle ; la France, son pays, est sans doute le seul qui ne le sache pas suffisamment, ceci pour des raisons évidentes. En effet, parce que ses écrits pourtant si densément riches ont l’attrait de l’apparente simplicité, ce qui est bien plus difficile à rédiger qu’il n’y paraît, certains esprits trop épris de circonvolutions universitaires (autrement dit des esprits qui, au meilleur des cas, ne savent que ce que leur spécialité leur donnent à « penser ») ne sont pas en mesure de comprendre le caractère éminemment transversal, lumineux et subversif de son œuvre qui est une métapensée.
Ainsi donc, selon moi, quand Edgar Morin accepte de confronter sa pensée aux réflexions d’un(e) autre, il fait un acte de grande générosité, mais aussi, je le crois, donne-t-il à ses lecteurs une illustration de sa « méthode » qui débute avec l’acceptation de ce qui d’emblée trouble, dérange et paraît si différent. Nulle naïveté ici. La parole d’Edgar Morin est la marque d’une intelligence autre parce qu’elle est déjà affranchie de toute la charge dogmatique avant de s’exprimer. S’y confronter, c’est se hisser à des hauteurs stratosphériques ; ce que l’on ne peut atteindre quand la réflexion – à défaut d’une pensée -, même parée de nuances, peine à se débarrasser de sa tentation partisane, illusionnée et forcément chargée de conflits, aux allures manichéennes. Une pensée ne s’adoucit pas, ne se complète pas, ne s’enrichit pas : elle est, et est née d’une fulgurance propre à l’esprit d’un créateur dont la dimension est à la fois prophétique (tout en prenant en charge un présent densifié), chamanique (tout en s’ouvrant pleinement à la part de l’incertain), et productrice de liens universels. La pensée est par définition d’une grande rareté, même et surtout parmi les intellectuels.
*Patrick Singaïny.
Auteur avec Edgar Morin de « La France une et multiculturelle » (Fayard, 2012) et de « Avant, pendant et après le 11 janvier » (L’Aube, 2015).
Post-scriptum:
Idée : manière personnelle de voir les choses (une des définitions du Larousse).
Pensée : ensemble des processus par lesquels l’être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances (définition anthroposociologique). A distinguer d’un autre sens : ensemble d’idées propres à quelqu’un, à un groupe, etc. (définition qui porte l’accent sur le caractère volontiers dogmatique, les deux définitions sont du Larousse).