— Par Selim Lander —
Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) a écrit aussi bien pour le théâtre que pour le cinéma, passant de l’un à l’autre comme ce fut le cas pour Les Larmes amères de Petra von Kant, une pièce créée en 1971 par sa troupe (baptisée Anti-Teater), avant de faire l’objet d’un film, l’année suivante, avec Hanna Schygulla dans le rôle-titre. Pas d’intrigue dans cette pièce mais la descente aux enfers d’une bourgeoise arrivée, créatrice de mode en vogue, Petra, qui s’est prise de passion pour une jeune et ravissante prolétaire, Karine. L’argent ne peut pas tout acheter : la morale de la pièce est donc politique, en ce sens, mais le sujet principal est bien celui des ravages de la passion.
Deux personnages qui s’affrontent, deux femmes bisexuelles : Petra sort d’une mauvaise expérience avec un homme ; Karine, mariée, est prête à courir vers son mari dès qu’il se manifestera. Cela ne l’empêche pas de faire le premier pas vers Petra, en venant lui donner un baiser. Et Petra s’embrase immédiatement.
Fassbinder a consacré plusieurs films à des figures féminines dont certaines sont restées célèbres. Il disait à propos d’elles : « Les conflits à l’intérieur de la société sont plus passionnants à observer chez les femmes, parce que, d’un côté, c’est vrai, elles sont opprimées, mais selon moi elles provoquent aussi cette oppression du fait de leur situation dans la société et elles s’en servent à leur tour comme d’un instrument de terreur »[i]. Il était par ailleurs lui-même bisexuel ce qui explique sans doute également pour une part le choix de son sujet.
La pièce comprend quatre personnages à côté de Petra et Karine : Marlène, l’assistante de Petra, qui ne prononce pas une parole mais, constamment en scène, est le témoin muet de la dégradation de sa patronne ; sa fille, Gabrielle ; sa mère, Valérie ; enfin une cousine et amie, la baronne Sidonie von Grasenabb. Il faut enfin mentionner la présence énigmatique pendant la première moitié de la pièce d’un personnage quasi invisible, assis derrière le sofa et dissimulé sous un capuchon.
Peut-être parce que le théâtre de l’Œuvre est de dimension réduite, le metteur en scène, Thierry de Peretti, a choisi d’intégrer le parterre dans l’appartement de Petra : les entrées et sorties des comédiennes se font derrière les spectateurs. Il insiste par ailleurs sur la déchéance physique de Petra qui s’imbibe largement d’alcool tout au long de la pièce, jusqu’à perdre complètement le contrôle d’elle-même, comme lorsque, dans la scène de l’anniversaire, elle balance un gâteau à la crème sur sa mère et sa cousine. Auparavant, des spaghettis se seront répandus sur les vêtements de Karine et sur le sofa… Les comédiennes qui incarnent les rôles principaux, à savoir ceux de Petra, Karine et Marlène (laquelle, bien que muette, ne tient pas moins une place importante) sont donc fortement sollicitées. Elles se tirent avec les honneurs d’un exercice difficile. Valeria Bruni Tedeschi en particulier, dans Petra, elle aussi toujours en scène, est remarquable de vérité et si parfois, malgré tout, l’attention décroche un peu, il faut moins lui en tenir rigueur qu’à un texte qui ne ménage aucune surprise véritable.
Par contre, le décor surchargé surprend un peu, au départ, s’agissant de l’appartement d’une styliste. Une sorte de loft où le réfrigérateur voisine avec un piano, des verres et des flacons entamés un peu partout, une tapisserie qui tombe des cintres, un grand miroir incliné dans lequel on aperçoit parfois le reflet d’une comédienne : tout cela crée une ambiance décadente qui colle finalement assez bien avec le propos de la pièce.
Zoé Schellenberg est Karine ; Lolita Chammah est Marlène. Pour l’anecdote, le rôle de la mère de Petra est tenu (en alternance) par Marisa Borini qui se trouve être dans la vie la maman de Valeria Bruni Tedeschi, un rôle qu’elle a déjà joué par ailleurs au cinéma dans les films de sa progéniture.
[i] Cité dans le programme de la pièce, fort bien fait et illustré, qui contient le texte intégral.