— Par Collectif —
Près de cent scientifiques dénoncent la fabrication du doute par les industriels, déjà à l’œuvre dans la lutte contre le changement climatique.
Depuis des décennies, la science est la cible d’attaques dès lors que ses découvertes touchent de puissants intérêts commerciaux. Des individus dans le déni de la science ou financés par des intérêts industriels déforment délibérément des preuves scientifiques afin de créer une fausse impression de controverse. Cette manufacture du doute a retardé des actions préventives et eu de graves conséquences pour la santé des populations et l’environnement.
Les « marchands de doute » sont à l’œuvre dans plusieurs domaines, comme les industries du tabac et de la pétrochimie ou le secteur agrochimique. A elle seule, l’industrie pétrochimique est la source de milliers de produits toxiques et contribue à l’augmentation massive des niveaux de dioxyde de carbone atmosphérique, à l’origine du changement climatique.
La lutte pour la protection du climat est entrée dans une nouvelle ère avec l’accord de Paris de 2015, malgré la farouche opposition de climatosceptiques sourds au consensus établi par les scientifiques engagés pour travailler dans l’intérêt général.
Une lutte comparable fait actuellement rage autour de la nécessaire réduction de l’exposition aux perturbateurs endocriniens. La Commission européenne s’apprête à mettre en place la première réglementation au monde sur le sujet. Bien que de nombreux pays aient également manifesté leur inquiétude à l’égard de ces produits chimiques, aucun n’a instauré de réglementation qui les encadrerait globalement.
Jamais l’humanité n’a été confrontée à un fardeau aussi important de maladies en lien avec le système hormonal
Jamais l’humanité n’a été confrontée à un fardeau aussi important de maladies en lien avec le système hormonal : cancers du sein, du testicule, de l’ovaire ou de la prostate, troubles du développement du cerveau, diabète, obésité, non-descente des testicules à la naissance, malformations du pénis et détérioration de la qualité spermatique.
La très grande majorité des scientifiques activement engagés dans la recherche des causes de ces évolutions préoccupantes s’accordent pour dire que plusieurs facteurs y contribuent, dont les produits chimiques capables d’interférer avec le système hormonal.
Des sociétés savantes signalent que ces produits chimiques, appelés les perturbateurs endocriniens, constituent une menace mondiale pour la santé. Parmi ceux-ci : les retardateurs de flamme présents dans les meubles et l’électronique, les agents plastifiants dans les matières plastiques et les produits d’hygiène, ou encore les résidus de pesticides dans notre alimentation. Ils peuvent interférer avec les hormones naturelles lors de périodes critiques du développement, pendant la grossesse ou la puberté, lorsque notre organisme est particulièrement vulnérable.
Une réglementation nécessaire
On ne peut faire face à ce fardeau croissant de maladies à l’aide de meilleurs traitements médicaux : non seulement ces traitements n’existent pas toujours, mais les effets des perturbateurs endocriniens sur la santé sont bien souvent irréversibles. Les possibilités de réduire notre exposition à un niveau individuel en évitant certains produits de consommation sont, elles aussi, limitées. La plupart de ces substances atteignent notre organisme par le biais de notre alimentation.
Seule solution pour enrayer la hausse des maladies liées au système hormonal : prévenir l’exposition aux produits chimiques à l’aide une réglementation plus efficace. Or le projet d’établir une réglementation de ce type dans l’Union européenne est activement combattu par des scientifiques fortement liés à des intérêts industriels, produisant l’impression d’une absence de consensus, là où il n’y a pourtant pas de controverse scientifique. Cette même stratégie a été utilisée par l’industrie du tabac, contaminant le débat, semant le doute dans la population et minant les initiatives des dirigeants politiques et des décideurs pour développer et adopter des réglementations plus efficaces.
Les discussions sur le changement climatique et sur les perturbateurs endocriniens ont toutes deux souffert de cette déformation des preuves scientifiques par des acteurs financés par l’industrie.
La plupart des scientifiques pensent qu’exprimer publiquement leur point de vue sur des questions politiques et participer aux débats de société pourrait compromettre leur objectivité et leur neutralité. Ce serait effectivement inquiétant si nos opinions politiques obscurcissaient notre jugement scientifique. Mais ce sont ceux qui nient la science qui laissent leurs opinions politiques obscurcir leur jugement. Avec, pour conséquence, des dommages irréparables. La manipulation de la science concernant les effets de la fumée du tabac a coûté des millions de vies. Nous ne devons pas refaire la même erreur.
Une urgence
Nous considérons qu’il n’est plus acceptable de nous taire. En tant que scientifiques, nous avons en fait l’obligation de participer au débat et d’informer le public. Nous avons la responsabilité de rendre visibles les implications de nos travaux pour la société et les générations futures, et d’attirer l’attention sur les graves dangers qui nous menacent.
Les enjeux sont importants, et l’action politique pour endiguer l’exposition aux perturbateurs endocriniens et les conséquences des émissions de gaz à effet de serre est devenue une urgence.
Scientifiques spécialistes des perturbateurs endocriniens ou du changement climatique, nous avons uni nos forces, car un grand nombre d’actions essentielles à la limitation des effets des perturbateurs endocriniens contribueront également à lutter contre le changement climatique.
La plupart des substances chimiques synthétisées par l’homme sont des dérivés de combustibles fossiles produits par l’industrie pétrochimique. Une réduction de la quantité de pétrole raffiné permettra aussi de réduire la quantité de sous-produits utilisés dans les plastiques et celle de plastifiants : ces produits chimiques compromettent la santé reproductive masculine et contribuent au risque de certains cancers.
Une réduction de la dépendance aux combustibles fossiles et un encouragement au développement des énergies alternatives entraîneront non seulement une baisse des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de celles de mercure. Ce dernier, un contaminant issu du charbon, émis dans l’air et accumulé dans le poisson, finit par atteindre nos organismes et compromet le développement du cerveau.
Créer l’équivalent du GIEC
Bien que de nombreux Etats aient exprimé la volonté politique de traiter le problème des gaz à effet de serre, la traduction des connaissances scientifiques sur le changement climatique en action politique effective a été bloquée, notamment à cause de la désinformation du public et des dirigeants. Les gouvernements sont déjà en retard. Il est important de ne pas répéter ces erreurs avec les perturbateurs endocriniens, et d’apprendre de l’expérience des scientifiques du climat et de la recherche en santé publique.
Dans la pratique, il sera très difficile de reconnaître une substance dangereuse comme perturbateur endocrinien dans l’Union européenne
La Commission européenne a maintenant l’opportunité de choisir des instruments de réglementation qui pourront fixer de nouveaux standards pour le monde entier afin de nous protéger des effets nocifs des perturbateurs endocriniens.
Nous sommes cependant préoccupés par les options réglementaires que propose aujourd’hui Bruxelles, très éloignées des mesures nécessaires pour protéger notre santé et celle des générations futures.
Les options proposées pour identifier les perturbateurs endocriniens requièrent un niveau de preuve bien plus élevé que pour d’autres substances dangereuses, comme celles cancérigènes. Dans la pratique, il sera très difficile de reconnaître une substance dangereuse comme perturbateur endocrinien dans l’Union européenne.
Des actions urgentes sont nécessaires sur les deux thèmes. Pour cette raison, nous appelons au développement et à la mise en œuvre de mesures qui s’attaqueraient aux perturbateurs endocriniens et au changement climatique de façon coordonnée.
Un moyen efficace pourrait être la création, sous les auspices de l’Organisation des Nations unies, d’un groupe ayant le même statut international et les mêmes prérogatives que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ce groupe serait chargé d’évaluer les connaissances scientifiques destinées aux responsables politiques dans l’intérêt général et mettrait la science à l’abri de l’influence des intérêts privés. Nous le devons aux générations qui vivront demain.
Les premiers signataires de ce texte sont : Andreas Kortenkamp, université Brunel (Royaume-Uni) ; Barbara Demeneix, CNRS/Muséum national d’histoire naturelle ; Rémy Slama, Inserm, université Grenoble-Alpes ; Edouard Bard, Collège de France ; Ake Bergman, université de Stockholm (Suède) ; Paul R. Ehrlich, université Stanford (Etats-Unis) ; Philippe Grandjean, Harvard Chan School of Public Health (Etats-Unis) ; Michael E. Mann, université Penn State (Etats-Unis) ; John P. Myers, université Carnegie Mellon (Etats-Unis) ; Naomi Oreskes, université Harvard (Etats-Unis) ; Eric Rignot, université de Californie (Etats-Unis) ; Thomas Stocker, université de Berne (Suisse) ; Kevin Trenberth, National Centre for Atmospheric Research (Etats-Unis) ; Jean-Pascal van Ypersele, université catholique de Louvain (Belgique) ; Carl Wunsch, Massachusetts Institute of Technology (Etats-Unis) ; et R. Thomas Zoeller, université du Massachusetts à Amherst (Etats-Unis).
Sont également signataires de ce texte
Ernesto Alfaro-Moreno, centre de recherche Swetox (Suède) ; Anna Maria Andersson, Rigshospitalet (Danemark) ; Natalie Aneck-Hahn, université de Pretoria (Afrique du Sud) ; Patrik Andersson, université d’Umeå (Suède) ; Michael Antoniou, King’s College (Royaume-Uni) ; Thomas Backhaus, université de Göteborg (Suède) ; Robert Barouki, université Paris-Descartes (France) ; Alice Baynes, université Brunel (Royaume-Uni) ; Bruce Blumberg, université de Californie à Irvine (Etats-Unis) ; Carl-Gustaf Bornehag, université de Karlstad (Suède) ; Riana Bornman, université de Pretoria (Afrique du Sud) ; Jean-Pierre Bourguignon, université de Liège (Belgique) ; François Brion, Ineris (France) ; Marie-Christine Chagnon, Inserm (France) ; Sofie Christiansen, université Technique du Danemark (Danemark) ; Terry Collins, université Carnegie Mellon (Etats-Unis) ; Sylvaine Cordier, Irset (France) ; Xavier Coumol, université Paris-Descartes (France) ; Susana Cristobal, université de Linköping (Suède) ; Pauliina Damdimopoulou, hôpital universitaire Karolinska (Suède) ; Steve Easterbrook, université de Toronto (Canada) ; Sibylle Ermler, université Brunel (Royaume-Uni) ; Silvia Fasano, université de Campania – Luigi Vanvitelli (Italie) ; Michael Faust, F + B Environmental Consulting (Allemagne) ; Marieta Fernandez, université de Grenade (Espagne) ; Jean-Baptiste Fini, CNRS/Muséum national d’histoire naturelle (France) ; Steven G. Gilbert, Institute of neurotoxicology & neurological disorders (Etats-Unis) ; Andrea Gore, université du Texas (Etats-Unis) ; Eric Guilyardi, université de Reading (Royaume-Uni) ; Åsa Gustafsson, Swetox (Suède) ; John Harte, université de Californie à Berkeley (Etats-Unis) ; Terry Hassold, université d’Etat de Washington (Etats-Unis) ; Tyrone Hayes, université de Californie à Berkeley (Etats-Unis) ; Shuk-Mei Ho, université de Cincinnati (Etats-Unis) ; Patricia Hunt, université d’Etat de Washington (Etats-Unis) ; Olivier Kah, université de Rennes (France) ; Harvey Karp, université de Californie du Sud (Etats-Unis) ; Tina Kold Jensen, université du Danemark du Sud (Danemark) ; Sheldon Krimsky, université Tufts (Etats-Unis) ; Henrik Kylin, université de Linköping (Suède) ; Susan Jobling, université Brunel (Royaume-Uni) ; Maria Jönsson, université d’Uppsala (Suède) ; Bruce Lanphear, université Simon Fraser (Canada) ; Juliette Legler, université Brunel (Royaume-Uni) ; Yves Levi, université Paris Sud (France) ; Olwenn Martin, université Brunel (Royaume-Uni) ; Angel Nadal, université Miguel Hernández (Espagne) ; Nicolas Olea, université de Grenade (Espagne) ; Peter Orris, université de l’Illinois (Etats-Unis) ; David Ozonoff, université de Boston (Etats-Unis) ; Martine Perrot-Applanat, Inserm (France) ; Jean-Marc Porcher, Ineris (France) ; Christopher Portier, Thun, (Suisse) ; Gail Prins, université de l’Illinois (Etats-Unis) ; Henning Rodhe, université de Stockholm (Suède) ; Edwin J. Routledge, université Brunel (Royaume-Uni) ; Christina Rudén, université de Stockholm (Suède) ; Joan Ruderman, Harvard Medical School (Etats-Unis) ; Joelle Ruegg, institut Karolinska (Suède) ; Martin Scholze, université Brunel (Royaume-Uni) ; Elisabete Silva, université Brunel (Royaume-Uni) ; Niels Eric Skakkebaek, Rigshospitalet (Danemark) ; Olle Söder, institut Karolinska (Suède) ; Carlos Sonnenschein, université Tufts (Etats-Unis) ; Ana Soto, université Tufts (Etats-Unis) ; Shanna Swann, Icahn School of Medicine (Etats-Unis) ; Giuseppe Testa, université de Milan (Italie) ; Jorma Toppari, université de Turku (Finlande) ; Leo Trasande, université de New York (Etats-Unis) ; Diana Ürge-Vorsatz, université d’Europe centrale (Hongrie) ; Daniel Vaiman, Inserm (France) ; Laura Vandenberg, université du Massachusetts, (Etats-Unis) ; Anne Marie Vinggaard, université technique du Danemark (Danemark) ; Fred vom Saal, université du Missouri (Etats-Unis) ; Jean-Pascal van Ypersele, université catholique de Louvain (Belgique) ; Bernard Weiss, université de Rochester (Etats-Unis) ; Wade Welshons, université de Missouri (Etats-Unis) ; Tracey Woodruff, université de Californie à San Francisco (Etats-Unis).