— Par Michèle Lamarchina —
Comment était-il arrivé là, enfermé dans cette cage plongée dans la pénombre? A peine sorti de la brume du sommeil, encore tout accablé de fatigue, il avait froid malgré la chaleur ambiante. On l’avait jeté là, sans même une couverture, sa chemise en lambeaux et son short déchiré pour tout vêtement. Quelques images lui revenaient à l’esprit et tournaient en boucle, le rafiot pourri qui tanguait dangereusement, et puis les plaintes des femmes. La mer démontée qui s ‘était brusquement fâchée au lever du jour et ensuite le grand trou noir. Sur quelle terre étaient ils arrivés, lui et ses compagnons? Une terre qui offre l’oubli? Ou bien une île? Bienveillante et amnésique comme celle des Lotophages?
Il le saurait en entendant les premiers mots de ses geôliers. Au moins, il lui restait ça: son grand savoir des langues, nu, affamé, mais polyglotte. Qui soupçonnerait dans ce naufragé décharné, harassé et démuni un des plus grands savants de son pays? Quel pays d’abord? Ils pourraient toujours essayé de savoir, ce n’est pas lui qui les aiderait à l’identifier! Ses papiers étaient passés par-dessus bord et avant de s’embarquer il avait pris soin de brûler la peau de son index. Le seul doigt dont les sbires du dictateur prenait l’empreinte, les cons! C’est comme ça, quand on perd tout, on perd tout! Plus de biens, plus de famille plus de pays, plus d’identité. Dénué de déterminations. Tout juste s’il avait encore un sexe. Un sexe, passe encore, mais un genre, il en doutait fort depuis qu’il avait vu ses compagnons achever une femme sur le rafiot. C’était ça, un homme? Alors lui, il était quoi? Juste un humain totalement démuni mais libre à sa façon! Même sa langue, il allait la dépouiller. Il allait leur servir un sabir à sa façon, qui déboussolerait tous les traducteurs! Leur concocter un mélange de syriaque littéraire et de grec homérique avec quelques mots d’anglais pour que ce soit crédible. Surtout le mot « England », là où il voudrait aller, c’est tout ce qu’ils comprendraient. Le même mot répété jusqu’à la nausée.
Brutalement extrait de sa cage, on le précipita devant un juge, ou un flic, ou ce qui en tenait lieu. Que voulaient-ils de lui? Il se retrouva face à un homme sans âge, enfoncé dans sa graisse et transpirant un suint malodorant dans la moiteur de la pièce, à moitié affalé derrière un bureau, son costume froissé baillant autour de son corps adipeux. Son visage bouffi barré par un bandeau, l’individu porcin le scrutait férocement de son unique œil vaillant, visiblement décidé à arracher à l’arrivant les informations susceptibles de le renvoyer chez lui. On était loin de l’accueil doucereux des Lotophages. Le personnage tenait plutôt du Cyclope. Ou du grand inquisiteur.
Pourtant il jouerait la comédie de l’oubli jusqu’au bout. On ne lui arracherait pas un mot capable de trahir une identité, pas de papiers, pas de nom, pas de marque, pas de langue identifiable. Le Cyclope et ses sbires, que feraient-il d’un homme aussi nu qu’au jour de sa naissance? Réduit à la simple et universelle condition d’homme? Avec pour seul viatique le nom d’une destination: « England ».
Le cyclope parlait. Le cyclope maniait une langue qu’il put identifier à sa sonorité comme sémitique, en tous cas surement pas une langue du groupe européen. Compte tenu du cap qu’ils avaient pris au départ avec ses compagnons d’infortune, ils avaient dû s’échouer à Malte. Oui, c’était surement ça. Mais hélas! avec un Cyclope à la place d’une Calypso. Il lui faudrait redoubler de ruse car les Maltais sont souples de la langue, ils savent passer de l’arabe à l’italien et à l’anglais. La partie ne serait pas facile. Ils essaieraient sûrement de le questionner en anglais. Mais lui, il userait des ressources de la ruse. La seule information qu’il leur donnerait c’était son nom: « Ahad ». Les Maltais savaient assez d’arabe pour comprendre: mon nom est « Personne ». Mais s’ils cherchaient à communiquer avec lui en arabe, il ferait la sourde oreille. Il jouerait les abrutis. Pourtant, au lieu de se taire comme le font ceux qui dissimulent, il les noierait sous un déluge verbal, un mélange savant des langues anciennes qu’il possédait, parsemé de quelques vocables espagnols et anglais. Un vrai salmigondis qui finirait bien par les exaspérer. Il les égarerait dans le savant fouillis de sa parole jusqu’à ce qu’ils crient grâce. Il les aurait à l’usure.
Dans aucune contrée, Il n’existe de loi ni de code pour faire face à une telle situation. Un homme nu, d’origine indéterminée et ne parlant aucune langue connue. L’Étranger absolu! Un pur représentant de l’espèce humaine sans rattachement possible à une culture. Un vrai défi pour l’institution! Et un casse-tête pour tout fonctionnaire, aussi zélés soient-ils.
Pour les autorités du pays, le mieux serait de s’en débarrasser au plus vite et, puisqu’il ne savait dire que « England », on l’expédierait en Angleterre ni vu ni connu, à eux de se débrouiller avec cet inconnu et son galimatias. Pas fâchés, les Maltais de jouer un tour pendable à leurs anciens colons. Au bout du compte, cet inconnu échoué sur leur côte, il condensait en lui toute l’histoire de Malte à son corps défendant, et même une Malte puissance dix. Une vraie Babel ambulante, un composé de toutes les civilisations, un métis si complet que plus aucune culture ne pourrait ni le reconnaître ni le repousser. Juste un humain en transit. Un homme sans qualité, plus libre que l’air ou comme Confucius, dépourvu de Moi. Difficile à contenir , impossible à enfermer!
Michèle Lamarchina