« Pepe » :l’exil d’un hippopotame, une allégorie de l’histoire et de la violence

Jeudi 10 avril – 14h | Madiana

— Par Sarha Fauré —

Nelson Carlo de Los Santos Arias, né en 1985 en République dominicaine, signe avec « Pepe », son quatrième long-métrage, une œuvre aussi déconcertante qu’hypnotique, qui lui a valu l’Ours d’argent du meilleur réalisateur à la Berlinale 2024. Ce film, centré sur un hippopotame échappé du zoo privé de Pablo Escobar, est autre chose  qu’une simple histoire animalière ou un fait divers étonnant. À la manière de Miguel Gomes ou de Radu Jude, de Los Santos Arias transforme un incident insolite en une réflexion poignante sur l’histoire, l’exil et les violences humaines.

« Pepe » raconte l’incroyable épopée de cet hippopotame, l’un des trois introduits clandestinement par Escobar en 1981 dans son parc animalier. Après la mort du narcotrafiquant, ses animaux sont abandonnés, et Pepe, suite à une défaite dans un combat territorial, fuit en 2009 avant de trouver une fin tragique, abattu par des militaires. Mais au-delà de cette trajectoire singulière, le film prend une ampleur beaucoup plus large, s’aventurant dans des territoires complexes de l’histoire coloniale et des migrations. La voix off de Pepe, morte, guide le spectateur dans ce périple aux allures de fantôme, interrogeant le commerce d’esclaves entre l’Afrique et l’Amérique du Sud, une allégorie des violences passées et de l’exil.

La comparaison avec des documentaires populaires comme « Tiger King » ou « Don’t F » »k With Cats » s’arrête rapidement, tant le film dévie des conventions du genre. Là où ces productions suivent des formats rigides, « Pepe » refuse d’être domestiqué. Le film prend des détours, se laisse aller à des digressions, utilisant différents moyens narratifs pour s’échapper des sentiers battus. Parfois sombre, parfois farcesque, il s’appuie sur une richesse d’images allant des archives aux scènes de fiction, du noir et blanc à la couleur, pour offrir une méditation sur l’exil et la violence des humains.

L’aspect spatial du film, avec le voyage de l’hippopotame de l’Afrique à l’Amérique du Sud, évoque le tragique trajet du commerce d’esclaves entre les deux continents. Ce trajet géographique, chargé de colonialisme, se double d’un vertige temporel, puisque la voix de Pepe, déjà morte, mène une enquête plus qu’elle ne raconte une histoire linéaire. L’ombre de « Apocalypse Now » plane parfois sur cette quête désespérée, avec sa lumière orangée et son atmosphère de fin du monde, mais le film de Los Santos Arias est aussi une réflexion sur l’exil et la violence humaine, magnifiquement servie par un talent narratif unique.

En empruntant des chemins non tracés, « Pepe » se révèle une œuvre d’une liberté rare, une allégorie moderne qui interroge l’héritage des puissants et les destins écrasés sous le poids de l’histoire.

Sarha Fauré