— Par Serge Harpin, sociolinguiste et philosophe —
Il est toujours affligeant de voir des jeunes reprendre à leur compte les erreurs et les errements conceptuels de leurs ainés. L’argument du « génocide » avancé lors de la récente affaire de la mutation de l’ex proviseur du Lycée agricole de Croix-Rivail est une de ces sempiternelles sottises qui a pris d’autant plus de relief que celui qui le reprenait est, outre sa relative jeunesse, Président d’une association écologique influente.
La paternité de la formule revient à A. CESAIRE. L’intention à l’origine était polémique. Il s’agissait de dénoncer la décision d’installation en Guyane par le gouvernement de V. Giscard-d’Estaing, à la fin des années 1970, de réfugiés Hmong fuyant le communisme. Il faut dire que le geste humanitaire masquait une politique technocratique et autoritaire de peuplement échafaudée à Paris : sa finalité et ses contours restaient peu clairs pour les principaux concernés, les guyanais. Le poète voulait frapper les esprits. Il s’est laissé alors emporter par la charge émotive du mot « génocide » qu’il sur-dramatisa en y ajoutant un élément censé être de spécification: « par substitution »… Il posait ainsi un modèle discursif où le refoulé de l’esclavage et la mauvaise conscience européenne recouvraient la réalité des faits. L’effet recherché se transforma en finalité, comme en sophistique, faisant fi de la valeur de vérité de ce qui était dit.
Le « génocide par substitution » n’est attesté historiquement dans la région des Antilles-Guyane française que pour les populations amérindiennes autochtones au début de la colonisation. Appliquer une telle notion aujourd’hui aux « mouvements » et « mutations » des fonctionnaires entre la « métropole », la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique est relève de la mystification. Pourtant, bon nombre d’indépendantistes martiniquais, rivalisant avec les inconditionnels de « l’homme du moratoire », se sont emparés de cette antienne spécieuse pour en faire un usage qu’ils savaient pour la plupart purement idéologique et plus que douteux.
Le recours paresseux à ce faux concept peut s’expliquer par un double avantage 1/ il s’administre comme un argument d’autorité, dispensant ainsi de toute explication et ne tolérant aucune objection 2/ il constitue un levier commode de mobilisation par instrumentalisation de l’émotion, lorsque faute d’une offre crédible (politique, syndicale) et d’un argumentaire recevable on échoue à rallier les consciences ; ceci est encore plus vrai dans une société comme la nôtre où la frontière entre le mémoriel et l’historique est obscurcie du fait en grande partie des ambiguïtés depuis toujours de la République face à son passé colonial.
La persistance de cette rhétorique du « génocide » doit être aussi corrélée à cette idée selon laquelle « seuls les Martiniquais de souche seraient compétents pour servir la Martinique ». S’il faut bien admettre qu’un « natif » a une compétence linguistique et ethnographique (connaissance des mœurs et coutumes) qui peut paraitre « naturelle » et qui, en théorie, facilite la compréhension de problématiques particulières, on doit pourtant très sérieusement nuancer le propos en reconnaissant que la pertinence et l’efficacité de l’action ne relèvent pas de cette seule compétence mais aussi de la maitrise des savoirs et savoir faire exigés par le domaine concerné. D’autre part, cette compétence « acquise » et non « donnée » ou « naturelle », comme on pourrait le croire, n’est pas également répartie entre les « natifs » puisque nous sommes dans des sociétés divisées, fragmentées économiquement et socialement. De surcroit, les dispositions d’acquisition ou d’apprentissage ne sont pas les mêmes d’un individu à un autre. Enfin, et puisqu’il s’agit « d’acquis », cette compétence linguistique et ethnologique est accessible aux « non natifs », européens ou non. On ne fera pas ici la liste de ceux nés ailleurs, installés ou de passage, qui ont très activement participé à la valorisation de notre île et enrichi nos connaissances sur notre société, nos comportements et notre environnement.
Je ne cherche nullement à escamoter le débat sur la « préférence régionale », je m’efforce simplement d’éviter qu’il ne soit dévoyé. Cette revendication, on se doit de le rappeler, n’est pas propre à la Martinique mais à toutes les régions de France. Elle ne peut en conséquence s’appréhender qu’à la lumière d’un principe qui vaut pour tous: « la préférence régionale ne peut être invoquée en toute rigueur qu’à compétence professionnelle égale ». Et, comme des dispositifs existent déjà, tout au moins dans la fonction publique, la méthode, puisqu’il en faut une, devrait être de les évaluer pour les améliorer ou les remplacer.
Au delà de tous ces développements ce qui est en jeu, particulièrement pour ceux qui se réclament du camp de l’émancipation, c’est le passage de témoin et, en premier lieu, les obstacles que la relève devrait éviter si elle ne veut pas faillir à sa mission. La Martinique est en pleine mutation sous l’effet conjugué de la départementalisation et de la mondialisation. Les idées qui pouvaient paraître justes il y a encore une quarantaine d’années ne correspondent plus tout à fait à la réalité actuelle. Elles ne sont plus opérantes pour décrire et agir sur celle-ci. C’est pour cela qu’il y a urgence à se déprendre de l’obsession du passé pour penser le présent : comment le dire, sous quel mode le décrypter, avec quels outils? Ce devrait être la principale préoccupation des jeunes générations. Ce n’est pas manquer de respect aux anciens que de prendre du recul par rapport à leurs certitudes, à leurs vérités, c’est seulement affirmer qu’ils ont en leur temps apporté leur contribution et que les nouvelles générations doivent inventer les leurs.