Par Selim Lander
La Peinture en Martinique, sous la direction de Gerry L’Étang, préface d’Alfred Marie-Jeanne, Conseil régional de la Martinique et HC Éditions, Paris, 2007, 376 p., 50 €.
Pratiques artistiques contemporaines en Martinique – Esthétique de la rencontre (I), par Dominique Berthet, L’Harmattan, Paris, 2012, 201 p., 21 €.
Ernest Breleur, texte de Dominique Berthet, préface de Jacques Leenhardt, Fondation Clément et HC Éditions, Paris, 2008, 192 p., 45 €.
Hélénon – Lieux de peinture, texte de Dominique Berthet, préface d’Édouard Glissant, Fondation Clément et HC Éditions, Paris, 2006, 192 p., 45 €.
Louis Laouchez, textes de Joëlle Busca et de Jean Marie-Louise, préface de Bernard Zadi Zaourou, Fondation Clément et HC Éditions, Paris, 2009, 208 p., 45 €.
Grâce au mécénat du Conseil régional d’une part, de la Fondation Clément d’autre part, quelques beaux livres permettent de se faire une bonne idée de la production picturale martiniquaise. L’ouvrage plus modeste de Dominique Berthet, publié en 2012, développe les commentaires consacrés à quelques-uns des artistes retenus dans l’ouvrage de référence dirigé par Gerry L’Étang, tout en introduisant certains nouveaux peintres (ou plasticiens).
Conformément à son titre, La Peinture en Martinique se veut un panorama le plus complet possible des productions picturales en Martinique, depuis les origines. Trente-huit artistes sont particulièrement mis en évidence. Un chapitre rédigé par Thierry L’Étang, anthropologue, rappelle que les Indiens caraïbes découverts par les premiers colonisateurs avaient une pratique élaborée de la peinture corporelle et que, quelques siècles auparavant, leurs prédécesseurs produisaient une céramique polychrome (dite saladoïde) au décor géométrique ou zoomorphe. Cependant les premiers tableaux représentant la Martinique sont l’œuvre de peintres de marine comme Joseph Vernet. On note également un séjour de Paul Gauguin, en 1887, au cours duquel il peignit quelques toiles. Bernard Arostéguy, un prêtre de la congrégation du Saint-Esprit qui séjourna en Martinique de 1919 à son décès, en 1956, laissa une empreint plus durable comme paysagiste et portraitiste.
Il faudra attendre 1943 et la création de l’École des arts appliqués pour voir émerger la première génération d’artistes originaires de l’île. À partir de ce moment, les groupes, les écoles se succèderont, témoignant de la vitalité de la peinture en Martinique. Tout d’abord l’Atelier 45, actif de 1945 à 1955, autour de Raymond Honorien (1920-1988), lequel Honorien fondera, en 1965, l’Union des artistes de la Martinique avant de devenir le premier directeur, l’année suivante, du Centre municipal des beaux-arts de Fort-de-France. En 1950, un groupe rival de l’Atelier 45, le Groupement des artistes martiniquais s’était constitué autour du sculpteur Marie-Thérèse Julien Lung-Phu. L’École des arts appliqués disparaît en 1968 mais la formation des artistes ne se poursuit pas moins au Centre municipal, puis dans le cadre du SERMAC (SERvice Municipal d’Action Culturelle) inauguré en 1971, bientôt suivi par le CMAC (Centre Martiniquais d’Animation Culturelle), en 1974. Une telle dualité recouvre deux conceptions de la politique culturelle : le SERMAC, dans la lignée d’Aimé Césaire, maire de Fort-de-France à l’époque, visait la « reconquête de l’être et de l’identité martiniquaise », tandis que le CMAC s’est attaché surtout à la diffusion d’œuvres représentatives de la culture française et internationale. En 1980, le Centre municipal, désormais dirigé par René Louise, rejoint le SERMAC. En 1983, c’est la naissance du Groupe d’expression plastique, également connu sous le nom de groupe Totem, tendance CMAC. 1984 marque la naissance du groupe Fwomajé ainsi que l’ouverture de l’École régionale d’arts plastiques (rebaptisée depuis Campus caribéen des arts). Elle deviendra en 1996 l’Institut régional d’art visuel. Entretemps, en 1994, s’est constitué le Syndicat Martiniquais des Artistes Plasticiens (SMAP), en réaction contre la dictature de la DRAC (émanation du ministère de la Culture) qui n’entendait soutenir que « l’art contemporain », genre dans lequel beaucoup d’artistes martiniquais ne se retrouvaient guère.
Depuis la Deuxième guerre mondiale, non seulement les pratiques artistiques se sont multipliées, mais elles ont été théorisées à plusieurs reprises. Le Manifeste de l’École négro-caraïbe (1970) est né de la rencontre de deux Martiniquais, Serge Hélénon et Louis Laouchez, tous deux passés par l’École nationale d’arts décoratifs de Nice, qui enseignaient comme coopérants les arts plastiques en Afrique. Leur pratique artistique se propose de « déchiffrer, comprendre ce qui est encore présent de l’Afrique dans les Caraïbes ». L’influence d’Aimé Césaire est ici évidente, comme dans cette version ultérieure du Manifeste (1993), laquelle proclame : « l’École négro-caraïbe, fidèle à ses soubassements nègres, en appelle à une urgente nécessité morale de mobiliser le monde culturel nègre, en particulier dans les Antilles […] Elle invite à […] surmonter et dépasser les incompréhensions qui engluent encore de nos jours, dans l’indécision, la passivité, une bonne partie de la population ».
René Louise, mentionné plus haut, a suivi un cursus universitaire en France. Son mémoire de DEA (1979) et sa thèse (1986) portent comme titre : Traditions populaires et recherches artistiques à la Martinique. Quelques années plus tard, il publie le Manifeste du marronisme moderne (1990). Rappelons qu’un nègre marron était un esclave qui s’était enfui de l’habitation et vivait libre au milieu de la nature sauvage. Si le marronisme moderne se réclame du matérialisme dialectique, il est en même temps question de « construire une nouvelle humanité en impulsant la voie du métissage culturel porteur de valeurs humanistes et d’une nouvelle sensibilité artistique et culturelle ». Davantage que Marx, c’est donc l’influence de Glissant et de la créolité qui se fait sentir. « Au niveau culturel, nous occupons une place privilégiée sur la planète pour réaliser, sans complexes, une synthèse des valeurs culturelles du monde. La synthèse marroniste ne signifie pas une fusion au premier degré. Il s’agit de variation, de composition et d’harmonie des éléments de culture condensés dans des formes symboliques ». Et encore : la finalité de la synthèse n’est pas l’uniformité mais au contraire une nouvelle diversité ».
Auparavant, en 1984, le même René Louise aura participé, avec d’autres artistes comme Victor Anicet ou Ernest Breleur, à la constitution du groupe Fwomajé. Le fromager est ce géant des forêts tropicales, arbre-totem a-t-on pu écrire, qui se propulse au-dessus des autres. Dans un ouvrage publié en 1990, La Voie du fwomajé – L’art du dedans, Fernand Tiburce Fortuné le décrit comme « enraciné dans le pays profond, mais tendu vers l’avenir ». Quant à « l’art du dedans », il est à la fois caribéen et – au moins dans l’intention – contemporain : « l’expression artistique contemporaine de notre patrimoine multiculturel et pluriethnique ».
En 1989, Ernest Breleur publie un Manifeste de rupture avec le groupe Fwomajé. Il exprime ainsi le besoin de s’affranchir des préoccupations anticolonialistes et négrologiques qui entravent, selon lui, la créativité de ses camarades de Fwomajé. Cette rupture dépasse son cas personnel, elle symbolise la volonté d’un certain nombre d’artistes martiniquais de faire le saut dans l’art le plus contemporain. Il crée d’ailleurs dans la foulée l’Association Martiniquaise des Plasticiens Contemporains (AMPC).
Breleur ne fait pas partie des artistes (huit « historiques » et trente « contemporains ») faisant l’objet d’un chapitre particulier dans La Peinture en Martinique, aussi le livre qui lui est consacré dans la collection de la Fondation Clément apparaît-il doublement précieux. Il permet de suivre son évolution depuis les premiers dessins à l’encre de Chine jusqu’aux sculptures faites à partir de matériel radiographique agrémenté de photos de morceaux du corps humain, en passant par les tableaux qui traduisent l’influence de Wifredo Lam, et les séries aux personnages décapités (« Mythologie de la lune », « Série noire », …).
Les deux monographies consacrées à Hélénon et Laouchez permettent de vérifier, au contraire, combien ces deux artistes sont demeurés fidèles pendant toute leur carrière au programme de l’École négro-caraïbe. Qu’il s’agisse d’écorces gravées, de peinture sur toile, de panneaux de bois assemblés, de compositions de plusieurs matériaux, de sculptures totémiques en bois, ces œuvres demeurent des « éclaboussures d’Afrique », pour reprendre une expression forgée par Patrick Chamoiseau à propos d’Hélénon. On peut également parler de « primitivisme » ou « d’art brut » si l’on veut signifier par là la force du geste créateur.
La Peinture en Martinique ne recense pas que trente-huit artistes puisque d’autres peintres sont mentionnés dans les copieuses introductions de René Louise (« Histoire générale de la peinture en Martinique »), Jean-Pierre Arsaye (« Les éveilleurs ») et Dominique Berthet (« Esthétique picturale d’aujourd’hui »), comme dans l’article de Thierry L’Étang. Des notices particulières, rédigées par des auteurs différents, présentent les huit peintres « historiques » retenus dans la première partie. Pour les trente peintres « contemporains » de la deuxième partie, le parti est autre. Chaque peintre a été invité à commenter lui-même son œuvre, à la suite de quoi un écrivain martiniquais livre son point de vue sur une peinture particulière. Il peut s’agir d’une analyse détaillée aussi bien que d’une digression littéraire à partir de l’œuvre. On retiendra en particulier le texte de Raphaël Confiant sur le tableau « Détente à la rivière » du peintre « auréoliste » Honoré Chostova, ou celui que Patrick Chamoiseau a consacré à « Prie-Dieu », une peinture-sculpture de la série « Expression Bidonville » par Serge Hélénon.
Toute sélection est arbitraire. Ainsi l’art naïf apparaît-il peu représenté, même si le seul tableau reproduit sur une double-page se révèle être une vue naïve de Fort-de-France par Anterrion Florimond. On est surpris de certains oublis ou, a contrario, de voir figurer des peintres dont le talent est loin d’être évident. C’est que, faute de critères incontestables, le maître d’œuvre du projet, Gerry L’Étang, a opté pour « l’échantillonnage des styles », c’est-à-dire une sélection aussi ouverte que possible. Sage parti qui permet à chaque lecteur de l’ouvrage, confronté aux nombreuses reproductions qu’il contient, d’exercer sa subjectivité, de préciser ses goûts, comme dans un musée où l’on s’arrête devant les tableaux de tel artiste, passant sans les voir devant ceux de tel autre.
A propos de musée : Toutes les publications passées ici en revue convainquent de la richesse de la production picturale en Martinique ; toutefois des reproductions, d’aussi bonne qualité soient-elles – ce qui est le cas ici – ne sauraient remplacer le contact direct avec les œuvres. On ne saurait donc trop pousser les responsables de la politique culturelle en Martinique à ouvrir un musée où seraient présentées les œuvres les plus significatives des plasticiens talentueux (peintres, sculpteurs et, désormais, « installateurs » et vidéastes) qui ont fait ou qui font encore la brève mais féconde histoire des arts plastiques dans cette île.
On n’a mentionné que quelques noms dans cet article. Son but, en effet, n’était pas d’établir un palmarès – qui ne vaudrait que pour son auteur – mais d’inciter, à partir d’ouvrages de qualité et facilement accessibles, à découvrir la richesse de la création artistique en Martinique, laquelle ne peut-être comparée qu’à celle de sa littérature. Un nom, néanmoins, doit absolument être cité avant de finir, celui de Joseph René-Corail (1930-1998), dit Khokho, peintre et sculpteur, peut-être le plus talentueux, en tout cas le plus intensément « artiste ». Un prochain article lui sera consacré.
Avril 2015.