— Par Roland Sabra —
1981… Année mémorable. Après Wagner, après Beyrouth, Patrice Chéreau revient au théâtre et offre, avec Gérard Desarthe et Maria Casarès, la version intégrale de Peer Gynt, le chef d’œuvre d’Ibsen.
Sept heures de théâtre en deux temps avec entracte au Théâtre de la Ville. À Paris. Éblouis, fascinés, certains y retourneront plusieurs fois.
» Il s’agit d’un grand poème dramatique, dont le personnage principal est l’une de ces figures à demi mythiques et légendaires qui peuplent la Norvège du temps présent« .( Lettre d’Ibsen à son éditeur le 05/01/1867). Le texte n’a donc pas été écrit spécifiquement pour une représentation scénique et néanmoins il va connaître un destin théâtral hors du commun. Nombreux sont les metteurs en scène qui depuis 1876, date de la première représentation en Norvège, s’attellent à cette pièce-fleuve avec ses dizaines de personnages et de décors, et qui défie les lois du théâtre.
De quoi s’agit-il ? Un paysan norvégien d’une vingtaine d’années tente de fuir la réalité en se réfugiant dans l’affabulation. Pour le dire plus crûment : c’est un infini menteur, un égoïste débraillé, un affreux vaurien, un anti-héros hâbleur et querelleur. Insupportable et pourtant tellement attachant ! Attachant parce que Ibsen n’est pas un dandy affichant le mépris de classe d’un Oscar Wilde le solipsiste non repenti de « L’âme humaine sous le socialisme ». Ibsen n’écrit pas un drame philosophique mais une représentation populaire, une satire féérique colorée d’idéal dans laquelle il se libère d’une tyrannie du moi allant jusqu’à se moquer de l’injonction d’être « soi même » qui pourtant parcourt ses autres œuvres, pourfendant l’égoïsme et le mensonge comme il le fera plus tard avec talent et brio dans Hedda Gabler et encore un peu plus tard avec Le Canard Sauvage. Son Peer Gynt est un anti-héros, un éternel enfant qui part pour un long voyage délaissant sa mère, ses amours, son village, ses responsabilités à la recherche d’un signifiant qui lui donnerait sens, à la recherche d’une identité première constitutive, d’un socle matriciel dont on ne pourrait douter, d’un noyau originel. Dans une scène de l’acte V devenue célèbre Peer Gynt épluche un oignon et se compare à lui. A chaque pelure, il donne un nom, associe un épisode de sa vie, et il les enlève jusqu’à la dernière : l’oignon n’avait pas de noyau ! Lacan reprendra cette image. « Le moi, c’est un objet fait comme un oignon, on pourrait le peler, et on trouverait les identifications successives qui l’ont constitué. » (Les écrits techniques de Freud – p 194).
Le chemin de ce Tartarin norvégien sera une dérive de Charybde en Scylla, d’Orient des mirages en Afrique des déserts tour à tour éminent sujet du roi des Trolls, marchand d’esclaves, empereur des fous, prophète, naufragé, qui finira échoué sur les rives de son village natal racheté de toutes ses errances par l’amour de Solveig et sauvé par le principe de réversibilité des vertus.
David Bollée, reprend et adapte la traduction de François Regnault réalisée pour Patrick Chéreau et propose une version de plus de quatre heures de Peer Gynt qui est un bel équilibre entre l’hubrus du personnage et la longueur du texte dont elle n’est que le reflet fidèle. Écourter l’une sans juguler l’autre dont elle procède, tel est le pari réussi dans une mise en scène flamboyante, inventive et qui, sans cesse balance, alerte et joyeuse, entre audace et poésie. La scénographie ( David Bobée & Aurélie Lemaignen) est celle d’un lendemain de carnaval où se dressent les vestiges forains d’une fin du monde. Restes épars des hauts et des bas d’un grand huit, tête de cochon géante couchée en fond de scène, roulotte rescapée d’une hypothétique apocalypse, magies des décors en carton-pâte rehaussés par des tableaux de lumières féeriques, tout est mobilisé pour porter au plus loin le spectateur dans une célébration théâtrale à couper le souffle.
Pour donner chair à Peer Gynt il faut un immense acteur. David Bobée directeur du centre dramatique national de Rouen, est allé au Conservatoire de la ville dénicher un oiseau rare, Radouan Leflahi qui campe un Peer Gynt bondissant et facétieux avec des accents méditerranéens qui universalise encore plus le propos. Une prestation habitée, un travail corporel fait de souplesse et de précision dans le geste illuminent la pièce de bout en bout. Radouan Leflahi : une découverte dont on reparlera. L’ensemble de la troupe est du reste admirable, qu’il s’agisse de Catherine Dewitt dans le rôle de la mère, ou de Thierry Mettetal à la guitare et aux claviers, pour ne citer que ces deux-là.
La pièce est en tournée en France pour un bon moment. A ne manquer sous aucun prétexte, Ne pas hésiter à faire un détour si besoin était. Pour un régal assuré. Du beau. Du vrai. Du grand théâtre.
Colombes, le 16/02/2018
R.S.
Peer Gynt
texte Henrik Ibsen
traduction François Regnault
mise en scène et adaptation David Bobée
dramaturgie Catherine Dewitt
assistante à la mise en scène Sophie Colleu
scénographie David Bobée & Aurélie Lemaignen
création lumière Stéphane Babi Aubert
composition musicale Jean-Noël Françoise
composition et interprétation musicale Butch McKoy
costumes Pascale Barré
avec Clémence Ardoin, Jérôme Bidaux, Pierre Cartonnet, Amira Chebli, Catherine Dewitt, Radouan Leflahi, Thierry Mettetal, Grégori Miège, Marius Moguiba, Lou Valentini et Laura Chapoux en alternance.
production CDN de Normandie-Rouen
coproduction Le Grand T de Nantes, Les Théâtres de la ville de Luxembourg, Les Gémeaux Scène Nationale de Sceaux, Châteauvallon scène nationale – Avec le dispositif d’insertion de l’Ecole du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et la DRAC Région Hauts-de-France