Pedro Almodovar couronné à Venise : Un Lion d’or pour « The Room Next Door », entre mélancolie et dignité

— Par Sarha Fauré —

Pedro Almodovar, l’une des figures les plus emblématiques du cinéma mondial, a enfin reçu la reconnaissance ultime en décrochant le Lion d’or lors de la Mostra de Venise 2024. À 74 ans, et après plus de vingt longs métrages, il est sacré pour *The Room Next Door*, son tout premier film tourné en anglais. Cet accomplissement marque un tournant dans la carrière de ce cinéaste autrefois associé à la Movida, qui, au fil des décennies, a su évoluer tout en restant fidèle à ses obsessions esthétiques et narratives.

*The Room Next Door* réunit deux actrices d’envergure internationale, Tilda Swinton et Julianne Moore, qui incarnent respectivement Martha, une reporter de guerre atteinte d’un cancer incurable, et Ingrid, une romancière rongée par l’angoisse de la fin de vie. L’intrigue, centrée sur leurs retrouvailles après des années de séparation, se déroule sur un fond de maladie, de réconciliation et de décisions existentielles. Almodovar y aborde un sujet aussi tabou que complexe, le suicide assisté, un thème qui est ici traité avec la sensibilité qui caractérise le cinéaste. Le film suit ces deux femmes dans un ultime voyage à la campagne, où Martha a décidé de mettre fin à ses jours dans la dignité. Cet adieu est accompagné par des moments intimes, où les protagonistes partagent souvenirs et réflexions sur la vie, parfois avec une certaine tendresse, et une touche d’humour, jamais morbide.

Le film, bien que salué pour la performance de ses deux actrices, ne suscite pas la même intensité émotionnelle que certains des chefs-d’œuvre antérieurs d’Almodovar. Des critiques ont relevé que *The Room Next Door* s’inscrit davantage dans une veine classique, aux accents mélodramatiques, mais sans l’énergie transgressive qui avait fait la renommée du réalisateur. Si le film offre des moments d’intimité poignante entre les deux personnages principaux, certaines séquences, comme les flashbacks de Martha en Irak, ont été jugées invraisemblables. Cette sobriété apparente, qui tranche avec l’exubérance habituelle d’Almodovar, a néanmoins trouvé un écho favorable auprès du jury, présidé par Isabelle Huppert, qui semble avoir voulu reconnaître la maturité d’un cinéaste à l’œuvre de plus en plus introspective.

Almodovar lui-même, en recevant son prix, a pris soin de souligner l’évolution de son regard sur le monde et sur l’existence. Il a profité de cette tribune pour affirmer haut et fort ses convictions en faveur du droit à mourir dans la dignité. « Dire adieu à ce monde proprement et dignement est un droit fondamental de tout être humain », a-t-il déclaré, avant d’ajouter que ce droit « va à l’encontre des croyances religieuses », en appelant toutefois au respect des décisions individuelles en matière de fin de vie. Ces propos viennent renforcer l’image d’un Almodovar engagé, dont le cinéma, autrefois symbole de transgression joyeuse et flamboyante, devient un espace de réflexion sur la vieillesse, la mort, et le droit de choisir sa propre fin.

Si *The Room Next Door* n’est pas sans rappeler les préoccupations crépusculaires d’Almodovar dans *Douleur et Gloire*, le réalisateur semble ici aller plus loin dans son exploration de la mortalité et de la souffrance humaine. Le film se distingue par sa tonalité plus sobre et plus grave, ce qui peut, par moments, créer une certaine distance avec le spectateur. Néanmoins, c’est ce regard mélancolique et cette méditation sur le déclin qui ont su séduire, confirmant qu’Almodovar, malgré son âge, continue de renouveler son cinéma en abordant des questions profondément humaines.

Aux côtés de ce sacre pour Almodovar, d’autres films ont également marqué la compétition. Le Grand Prix du Jury a été attribué à *Vermiglio*, un drame pastoral réalisé par Maura Delpero. Situé dans un village isolé des montagnes italiennes pendant la Seconde Guerre mondiale, le film suit les tourments d’une famille nombreuse et les désirs d’émancipation des jeunes sœurs confrontées à l’arrivée de deux déserteurs. Ce film délicat explore les désirs de liberté et les contraintes d’un monde en guerre, offrant un portrait subtil des tensions familiales et sociales. Bien que l’histoire soit empreinte de sensibilité, certains critiques ont regretté un certain manque de surprise dans sa progression narrative.

Le prix de la meilleure réalisation a été décerné à *The Brutalist*, une fresque monumentale de plus de trois heures réalisée par Brady Corbet. Cette œuvre ambitieuse raconte l’histoire de Laszlo Toth, un architecte juif hongrois, survivant des camps de concentration, qui émigre aux États-Unis pour reconstruire sa vie. La narration suit sa trajectoire, de la réussite éphémère d’un rêve américain à la désillusion amère face aux préjugés et aux difficultés d’intégration dans une Amérique encore marquée par le racisme et l’antisémitisme. Corbet réussit ici à mélanger l’intime et le monumental, offrant une réflexion sur l’identité, la mémoire et la résilience.

Du côté des performances, Nicole Kidman a remporté la Coupe Volpi de la meilleure actrice pour son rôle dans *Babygirl*, réalisé par Halina Reijn. Ce film met en scène une PDG puissante et sexuellement frustrée, qui s’engage dans une relation de soumission avec un jeune stagiaire. Kidman, qui n’a pas hésité à se livrer corps et âme dans ce rôle sulfureux, a réussi à captiver le jury par sa capacité à rendre crédible et touchante une femme en quête d’une forme de libération personnelle. Son interprétation a été saluée comme l’un des points forts du festival.

Vincent Lindon, quant à lui, a été honoré du prix d’interprétation masculine pour son rôle dans *Jouer avec le feu*, un drame réalisé par Delphine et Muriel Coulin. Lindon incarne un père progressiste confronté à la dérive de son fils, attiré par l’extrême droite. Sa performance, marquée par la retenue et la vulnérabilité, a ému le public et le jury, confirmant une fois de plus l’immense talent de l’acteur français. À ses côtés, le jeune Paul Kircher a reçu le prix de la révélation pour son rôle dans *Leurs Enfants après eux*, une adaptation du roman de Nicolas Mathieu, récompensé par le Prix Goncourt en 2018.

Ainsi, la Mostra de Venise 2024 a été marquée par la diversité des œuvres en compétition, oscillant entre grandes fresques historiques, drames intimistes, et réflexions sociétales. Le Lion d’or décerné à Pedro Almodovar couronne non seulement une carrière exceptionnelle, mais aussi une œuvre qui continue d’évoluer et de surprendre, même dans ses moments les plus sombres et introspectifs.

Le palmarès complet :

Lion d’or du meilleur film: «La chambre d’à côté» de Pedro Almodovar (Espagne)

Lion d’argent-Grand prix du jury: «Vermiglio» de Maura Delpero (Italie-France-Belgique)

Lion d’argent de la meilleure réalisation: «The brutalist» de Brady Corbet (GB)

Coupe Volpi de la meilleure actrice: Nicole Kidman dans «Babygirl» de Halina Reijn (USA)

Coupe Volpi du meilleur acteur: Vincent Lindon dans «Jouer avec le feu» de Delphine Coulin et Muriel Coulin (France)

Prix du meilleur scénario: Murilo Hauser et Heitor Lorega pour «Je suis encore ici» de Walter Salles (Brésil-France)

Prix spécial du jury: «April» de Dea Kulumbegashvili (France-Italie-Géorgie)

Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir: Paul Kircher dans «Leurs enfants après eux» de Ludovic Boukherma et Zoran Boukherma (France)