— Par Sabrina Solar & Jean Samblé —
La pêche illégale en Guyane française constitue une crise écologique et économique grandissante, qui, au cours de la dernière décennie, a atteint des niveaux sans précédent. D’après un rapport publié le 16 septembre par le WWF, le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) et l’Ifremer, cette pratique illicite, largement dominée par des pêcheurs étrangers, a doublé en intensité depuis 2011. Le constat est alarmant : la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) menace non seulement la durabilité des ressources halieutiques locales, mais aussi l’ensemble de l’écosystème marin guyanais, tout en ébranlant les bases économiques d’un secteur déjà fragile.
L’ampleur de la pêche illégale en Guyane
Le rapport indique qu’entre 2019 et 2023, l’effort de pêche INN dans les eaux territoriales guyanaises a atteint 10 914 jours en mer, soit près de deux fois plus qu’au cours de la période 2009-2011, où 5 536 jours avaient été recensés. Cette intensification de l’activité illégale est principalement due aux incursions de pêcheurs artisanaux venus des pays voisins, principalement du Brésil, du Suriname et du Guyana. Ces pêcheurs, en quête de zones plus poissonneuses, exploitent les eaux guyanaises déjà fragilisées par la surpêche, avec des conséquences dramatiques pour les stocks de poissons et les écosystèmes locaux.
L’étude met également en évidence que la production de la pêche illégale pourrait être jusqu’à quatre fois supérieure à celle des navires légaux, en particulier en ce qui concerne des espèces prisées comme l’acoupa rouge. En 2023, la pêche côtière légale en Guyane représentait 1 958 tonnes sur une production totale de 3 272 tonnes pour l’ensemble de la filière. Comparativement, les rendements des pêcheurs illégaux pourraient atteindre des niveaux bien plus élevés, bien que ces estimations soient jugées conservatrices. Les données ne prennent pas en compte l’activité nocturne ni celle exercée les week-ends, deux périodes où l’activité illégale serait particulièrement intense, selon les témoignages des pêcheurs locaux.
Les impacts écologiques dévastateurs
La pêche illégale n’affecte pas seulement les ressources halieutiques ; elle a également des répercussions désastreuses sur l’écosystème marin guyanais, qui abrite plusieurs espèces protégées. Les filets dérivants, parfois longs de plusieurs kilomètres, utilisés par les pêcheurs étrangers causent des ravages chez les tortues marines, en particulier la tortue luth, ainsi que chez les dauphins de Guyane (sotalies). Ces espèces, toutes inscrites sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), voient leurs populations décliner rapidement en raison de la surpêche et des méthodes de capture destructrices.
Le long de la côte guyanaise, des sites de ponte historiques pour la tortue luth, autrefois emblématiques, sont aujourd’hui désertés. La tortue luth, espèce emblématique des plages de l’ouest de la Guyane, a quasiment disparu de ces zones de nidification, victime des filets dérivants et de la dégradation des habitats côtiers. Les grands vertébrés marins, tels que les tortues et les dauphins, se retrouvent fréquemment piégés dans ces filets, exacerbant une situation déjà critique.
Une lutte insuffisante contre la pêche illégale
Malgré ces constats alarmants, les efforts des autorités françaises pour combattre la pêche illégale en Guyane demeurent insuffisants face à l’ampleur du problème. En dépit d’une légère augmentation des saisies et destructions de navires pirates – environ une dizaine par an depuis trois ans – ces actions représentent une goutte d’eau comparée à l’ampleur de la flotte illégale. Lors d’un survol en 2022, jusqu’à 103 navires illégaux ont été recensés dans une seule journée, illustrant l’ampleur de la situation.
Les moyens mis en place pour lutter contre ce phénomène varient selon les régions. Dans l’est de la Guyane, des opérations militaires régulières ont permis de saisir des navires parfois lourdement armés, mais dans l’ouest, la situation est bien plus préoccupante. La préfecture de la Guyane a signalé la saisie d’un seul navire en 2023, une première depuis des années, révélant le manque de moyens déployés dans cette région. Le rapport souligne également que l’Unité littorale des affaires maritimes, chargée de la lutte contre la pêche illégale (LCPI), dispose de navires vieillissants et souvent en panne, rendant les opérations de contrôle difficiles et peu fréquentes.
Un plan de renforcement des moyens de surveillance est prévu pour 2025, avec l’arrivée de nouveaux navires et la création d’un site de démantèlement des bateaux pirates dans l’ouest de la Guyane, afin de traiter plus efficacement les saisies. Cependant, ces initiatives tardent à se concrétiser, tandis que la pêche illégale continue de prospérer.
Un secteur en crise : la filière légale de pêche asphyxiée
La filière de pêche légale en Guyane, troisième secteur d’exportation après le spatial et les minerais métalliques, est fortement affectée par la concurrence déloyale des pêcheurs illégaux. En 2017, la pêche et l’aquaculture représentaient 2 400 emplois directs et indirects et environ 8 % des exportations de la région. Cependant, cette filière est en crise, subissant non seulement la pression de la pêche illégale, mais aussi d’autres problématiques structurelles telles que le vieillissement de la flotte, le manque d’infrastructures portuaires et les difficultés de recrutement liées aux conditions de travail difficiles et à la faible rentabilité.
Les pêcheurs légaux se retrouvent souvent en minorité dans leurs propres eaux, affrontant une compétition féroce pour des ressources qui se raréfient de jour en jour. Selon Léonard Raghnauth, président du CRPMEM, cette situation génère des pertes économiques considérables et nuit à la crédibilité de la filière, notamment aux yeux des institutions bancaires, rendant encore plus difficile l’accès aux financements nécessaires pour moderniser la flotte et développer le secteur.
Quelles solutions pour enrayer la crise ?
Face à l’urgence de la situation, plusieurs solutions sont envisagées pour endiguer la crise de la pêche illégale en Guyane. Premièrement, il est primordial de renforcer la présence de navires français dans les zones côtières guyanaises afin de dissuader les pêcheurs illégaux. Cette stratégie passerait par un développement de la flotte locale et une régularisation des marins étrangers travaillant déjà dans la filière, afin de pallier les difficultés de recrutement. La préfecture a récemment annoncé la régularisation de plusieurs dizaines de marins étrangers, une procédure encore en cours.
Deuxièmement, la coopération régionale avec les pays voisins, notamment le Guyana et le Suriname, doit être renforcée pour mettre en place des contrôles conjoints aux frontières maritimes. Actuellement, les relations diplomatiques entre ces pays et la France sont quasi inexistantes, rendant toute coordination difficile. Des initiatives locales, telles que celles menées par le WWF, visent à établir des protocoles d’accord entre les trois Guyane pour une gestion plus collaborative de ces problématiques transfrontalières.
Enfin, la pérennisation des missions de surveillance, telles que les survols aériens des Forces Armées de Guyane, ainsi que la création d’un observatoire de la pêche – légale et illégale – et de la biodiversité marine sont des mesures essentielles pour un suivi plus rigoureux de l’évolution de la situation. Un tel observatoire permettrait de mieux comprendre l’ampleur de la pêche illégale et de prendre des mesures plus adaptées pour protéger les ressources halieutiques et les espèces menacées.
La nécessité d’un renforcement de la lutte cont la pêche illégale
La pêche illégale en Guyane représente une menace croissante pour l’écosystème marin et l’économie locale. En l’absence de mesures plus rigoureuses, le déclin des ressources halieutiques et l’effondrement de certaines espèces, comme l’acoupa rouge et la tortue luth, semblent inévitables. Il est donc crucial que la France, en coopération avec ses voisins régionaux, renforce ses moyens de lutte contre la pêche illégale, afin de préserver l’avenir de la filière légale et de protéger un patrimoine marin exceptionnel.